"A la
mémoire des carmélites de Compiègne mortes pour la
foi le 17 juillet 1794. Leurs corps reposent derrière cette muraille".
En lieu et place du rideau, un tulle d'avant-scène reproduit fidèlement
le marbre gravé des seize soeurs décapitées, après
avoir fait voeu de martyre. Les premières notes de l'oeuvre de Poulenc
ne se sont pas faites entendre que le spectateur est d'ores et déjà
plongé dans l'insondable mystère de la Foi, confronté
ici à la folie destructrice des anges noirs de la Terreur.
48 ans après leur création
triomphale à la Scala, les Dialogues des Carmélites
n'en finissent pas de livrer leurs secrets. Au-delà des considérations
religieuses (transfert de grâce cher à Bernanos) et musicales
(choix de la tonalité), ils nous parlent avant tout d'espoir, de
courage, de peur, d'amour, de fraternité, de soif d'absolu et de
sacrifice, sentiments qui fondent la condition d'homme. Par le truchement
du cheminement de Blanche vers la Lumière, la pièce de Bernanos
conte une bouleversante aventure humaine que Poulenc a mise en musique
avec la sensibilité qu'on lui connaît. A ces femmes courageuses
et obstinées, qui font offrande de leur vie à Dieu, le compositeur
a dédié ses plus belles notes ; sa science de la modulation,
sa générosité mélodique et l'attention portée
à la prosodie y faisant ici, plus qu'ailleurs, merveille.
Une distribution entièrement
francophone, regroupant quelques-unes des plus grandes chanteuses de l'Hexagone,
une mise en scène et des décors chaleureusement applaudis
à Séville en 2002 : la production stéphanoise avait
quelques atouts maîtres à faire valoir. Sans atteindre à
l'excellence à laquelle elle pouvait prétendre, la représentation
de dimanche après-midi a pourtant tenu nombre de ses promesses.
Il s'en est pourtant fallu de peu qu'une
catastrophe se produise... Livide, en méforme vocale évidente,
Sophie Marin-Degor (Blanche de la Force) a dû déclarer forfait
à l'entracte. A l'inverse de son personnage, qui cède devant
l'obstacle et la peur, la soprano est allée au bout de ses forces.
Cela n'a pas suffi et c'est sa remplaçante, Michele Caniccioni,
qui devrait assurer les prochaines représentations. Décidément
l'air de Saint-Etienne ne réussit pas aux sopranos, que l'on se
remémore l'aphonie subite de Magali Léger, en septembre dernier.
© Cyrille Sabatier
Alors que Francesca Zambello noyait
la scène de l'Opéra Bastille sous les oripeaux d'une imagerie
conventionnelle, Jean-Louis Pichon a opté pour la sobriété,
quelques objets ou meubles (une bibliothèque, un lit, des tabourets,
une table, une grille) symboliques suffisant à transporter le spectateur
dans la résidence du marquis ou dans les cellules du Carmel. Si
l'épure scénique met en valeur le jeu des comédiens,
elle peine cependant à recréer l'atmosphère de claustrophobie
qui règne dans le couvent, l'un des points forts de la production
de Marthe Keller à Strasbourg. L'actrice suisse réussissait
par un savant jeu de lumières (admirables visions, presque oniriques)
à restituer la vie du Carmel, monde à lui tout seul, rythmé
par les offices, la prière et les activités manuelles.
La production stéphanoise n'atteint
pas, à l'évidence, à la même puissance d'évocation.
Quelques idées feront pourtant dates, tel ce lever de rideau sur
le cimetière de Picpus, aujourd'hui jardin serein, où deux
orantes de la Congrégation du souvenir se recueillent, en souvenir
des carmélites. Dès les premières mesures de l'opéra,
les religieuses disparaissent mais pas le jardin, qui viendra rappeler
en permanence la réalité du martyre des religieuses. Pour
la problématique exécution finale, le metteur en scène
a eu recours à des images de synthèse. Bien lui en a pris,
l'effet visuel est magnifique : seize guillotines flottent sur l'eau avec
pour seul horizon, l'immensité étale de l'océan. Les
couperets tombent, colorant de rouge une mer devenu houleuse, les religieuses
s'effondrent, les guillotines disparaissent peu à peu. Restent l'infini,
la délivrance, la béatitude ou l'insoutenable de l'arbitraire.
Etranglé par l'émotion, le spectateur retient son souffle.
Un ange est passé.
Musicalement, ces Dialogues
n'ont sans doute pas trouvé en Jean-Luc Tingaud un maître
d'oeuvre idéal. De par sa nature délicate de "conversation
en musique", qui doit autant à Debussy qu'à Monteverdi, l'oeuvre
est très difficile à appréhender. Une conception trop
symphonique risquerait de couvrir les voix tandis qu'une conception par
trop analytique, à la Nagano, dessècherait de facto
le lyrisme prégnant d'une musique qui s'adresse, avant tout, à
l'âme. Dans le meilleur des cas, la direction de Tingaud pourrait
apparaître comme un compromis entre les deux, même si elle
n'a pas toujours su maintenir l'équilibre sonore fosse-scène.
Comment expliquer aussi l'impression de statisme que ressent l'auditeur
à l'écoute de cette baguette métronomique, et sans
doute trop univoque, pour porter à son plus haut degré d'émotion
la musique, si variée, contrastée et colorée, de Poulenc
?
Pas toujours irréprochable sur
le plan de la cohésion, l'orchestre symphonique de Saint- Etienne
demeure sans doute l'un des meilleurs orchestres de région, capable
de se frotter à des univers musicaux très différents.
© Cyrille Sabatier
A une ou deux exceptions près,
la distribution réunie par Jean-Luc Pichon chante un français
parfaitement intelligible, condition sine qua non pour rendre justice
aux beautés de la partition. Nous l'avons dit, Sophie Marin-Degor,
malade, n'a pu venir à bout de la représentation. Que vocalement
l'artiste n'ait pas été à son meilleur est un fait.
On se doit pourtant de concéder que cette Blanche de la Force, fiévreuse
et rongée de l'intérieur par une force qui la dépasse,
est une très belle création. Et ce malgré un vibrato
prononcé, qui enlève un peu de juvénilité à
son incarnation. Sa remplaçante, la sensible Michèle Caniccioni,
n'a pas démérité, et il conviendra de réentendre
cette artiste à la voix saine et bien projetée.
Sans doute trop jeune pour incarner
une Prieure vraiment crédible, la trop rare Sylvie Brunet est une
personnalité vocale passionnante. Maîtrisant toutes les potentialités
d'un instrument riche en couleurs, la chanteuse se révèle
impressionnante dans la scène d'agonie de la Prieure, où
le reniement divin trouve en la diction tranchante de la mezzo un angoissant
porte-voix. Sous les traits (et les notes) de Marie-Thérèse
Keller, l'autoritaire Mère Marie-de l'Incarnation ne gagne guère
en humanité, et les problèmes d'intonation de l'artiste (aigus
émis en force), vocalement assez limitée, en font l'un des
maillons faibles de la distribution.
D'une bienveillance protectrice, presque
maternelle, Madame Lidoine ne vote pas le martyre. Mais elle accompagne
ses filles jusqu'au bout, leur rendant, par ses mots lumineux, la mort
plus douce. Afin de soutenir la ligne de chant, Michèle Lagrange
chanteuse est obligée de recourir à des artifices vocaux
qui gênent l'intelligibilité de la diction... La chanteuse
ne marque pas le rôle de son empreinte mais il y a ici un art, une
maîtrise du legato qui témoignent d'une évidente
science du chant, quand bien même le son ne se sera jamais, en ce
dimanche de février, épanoui véritablement.
Antithèse de Blanche, la pimpante
et espiègle Constance trouve en la jeune Nathalie Manfrino, lauréate
du concours Voix Nouvelles, une interprète aussi délicate
que sensible. Son manque de présence scénique et parfois
vocale, est seulement imputable à son manque d'expérience.
C'est Christian Tréguier qui prête sa belle voix de baryton,
et la rigueur de son style, au Marquis de la Force, figure paternelle inquiète
et résignée. Il est d'autant plus dommage que le ténor
Alexander Swan, nasal et renfrogné, ait quelque peu gâché
les accents magnifiques qu'a prêtés Poulenc au Chevalier de
la Force. Tous de belle école, à l'instar de l'aumônier
de Christian Jean, les seconds rôles masculins témoignent
du soin particulier accordé à la distribution jusque dans
les plus petits rôles.
Une production attachante, une équipe
soudée. Malgré les réserves, un beau travail d'ensemble,
chaleureusement accueilli par le public.
Arnaud BUISSONIN