Nous attendions ces Dialogues
(1)... Dommage... Ils nous laissent un goût
de trop peu, malgré de nombreuses intentions fort louables. Deux
personnes portent la responsabilité de cette soirée où
bien peu d'émotions furent au rendez-vous. Le chef d'orchestre a
rencontré d'énormes difficultés avec l'équilibre
entre la fosse et le plateau. Entre les décalages et une incapacité
à modérer ses vagues sonores, Jean-Pierre Haeck s'est montré
insensible à la nécessité pour les solistes de passer
la rampe et les a bien souvent empêchés de libérer
leur chant. Les artistes avaient donc deux options : se laisser couvrir
ou succomber à la tentation de forcer leur volume naturel...
Le chef trouve logiquement ses meilleurs
moments dans les intermèdes orchestraux liant les différents
tableaux. Il nous est difficile pourtant, même dans ces passages,
de lui reconnaître une force narrative et émotionnelle particulière.
Difficile de croire en sa capacité à porter peu à
peu l'oeuvre vers un climax dramatique. L'écoute étant régulièrement
entravée, nous sortons maintes fois de l'oeuvre et nous devons multiplier
les efforts de concentration pour y replonger.
Si l'on peut reprocher à Jean-Pierre
Haeck d'avoir été inutilement et bruyamment omniprésent,
on ne pourra en dire autant du metteur en scène. Nous tenons là
l'autre motif de cette impression de décousu. Que dire d'une mise
en scène quand il ne s'y passe strictement rien ! Tout ce qui se
déroule au château du Marquis de la Force est d'un convenu
qui laisse pantois. Les tableaux au couvent semblent tirés de La
Mélodie du Bonheur. Les déplacements de foules sont ridicules
et caricaturaux. Chapeau bas tout de même à Jean-Claude Auvray
qui parvient à retirer toute émotion visuelle au tableau
final de l'Exécution ! Les Carmélites en rangs d'oignons
sortent l'une après l'autre en coulisse côté... Jardin...
et... voilà !
En bon complice, Jean-Pierre Haeck
et sa guillotine éraillée rendent le spectacle encore plus
risible. Scéniquement, pendant plus de deux heures, on cherche une
idée, un concept, une vision, une image neuve... Rien, trois fois
rien ! Le plus grave nous semble être l'absence totale d'un concept
commun de jeu de scène. Choristes et solistes évoluent seuls,
totalement seuls. Selon l'expérience ou l'instinct du jeu des uns
et des autres, on assiste à des moments plus ou moins heureux. Entre
une demeure fort dépouillée du Marquis de la Force et un
"couvent prison" qui l'est encore davantage, apparemment rien d'outrancier
ou de particulièrement révolutionnaire ne doit nous émouvoir
dans le travail d'Antoni Taulé (décors), visant un minimalisme
austère et de Chiara Donato (costumes), d'un utilitaire convenu.
Nous nous réjouissions de retrouver
en Marquis l'immense baryton français Alain Fondary. Il n'est jamais
arrivé ou très en retard... Pris à froid (?), le chanteur
passe complètement à côté de ses tirades jusqu'à
l'arrivée de Blanche. Décalage, émission brouillonne,
diction incompréhensible, une main qui hasarde une battue rythmique,
il cherchera vainement de l'aide chez un chef incapable de brider sa phalange
lancée dans un tempo frénétique. Le lourd matériau
vocal du baryton aura toutes les peines à s'en dégager. On
réalise de suite que Haeck n'est pas conscient du décalage
entre la fosse et la scène ou, pire, qu'il est incapable de demander
à sa formation de soutenir le volume sonore des chanteurs plutôt
que de le couvrir avec une masse orchestrale réellement perturbante...
Dialogues
vous me disiez, oui, dialogue.
Le Chevalier, interprété
par Alain Gabriel, fait bonne impression. Physiquement très crédible,
les Dialogues lui donnent un véhicule à son exacte
pointure. L'artiste a une vraie sensibilité et l'exprime. La voix
ne possède pas un timbre intrinsèquement beau ni coloré,
mais Poulenc s'en accommode fort bien. La diction est claire et haute.
On peut, un instant, lâcher le prompteur des yeux, un répit
de courte durée dans ce spectacle. Gabriel est juste scéniquement,
vocalement et musicalement dès son entrée de scène
et donne un relief particulier à ce personnage si souvent sacrifié.
Leontina Vaduva était, à
l'instar de Fondary, très attendue. Bénéficiant d'une
importante image médiatique depuis ses débuts en France en
1987, elle fut pendant plusieurs saisons la lirico chérie
de l'Hexagone et eut accès également aux studios d'enregistrements
d'EMI dans un répertoire approprié avant l'arrivée
du couple Alagna-Georghiu. Vaduva réintègre peu à
peu la scène lyrique après un ralentissement de ses activités.
La prestation de la soprano franco-roumaine nous a laissé une impression
fort mitigée.
Sur le plan vocal, le médium
a conservé ce fruit, cette pâte ronde et sucrée caractéristiques.
Le foyer de la voix est encore chaleureux et l'exotisme de la diction ne
gêne pas vraiment la compréhension du texte à partir
du moment où l'on a saisi l'idée générale de
la phrase. Plus compromise, ou plus exactement aléatoire, nous est
apparue l'émission de la tierce aigue qui, suivant la présentation
des intervalles, était plus ou moins bien négociée.
Dès ses premières années de carrière, nous
avions remarqué que cette notion d'appui du souffle n'était
pas chez Vaduva une question instinctive ou techniquement au point. La
fraîcheur de la voix compense souvent cela... Quelques années
plus tard et dans l'actualité d'une maternité récente,
ce point demeure encore en recherche. Dès lors, Leontina Vaduva
nous offre tantôt de beaux arcs mélodiques, voire une très
belle demi-teinte, tantôt des sonorités assez tendues et beaucoup
moins heureuses. Néanmoins, on ne peut refuser à l'artiste
une sensibilité touchante et, surtout, une conscience aiguisée
de ses moyens et de leur utilisation optimale, qu lui permet d'intégrer
certaines failles techniques et vocales à une situation dramatique
donnée. C'est fort adroit, mais qu'en serait-il dans le mélodique
beaucoup plus à nu d'un Puccini ou d'un certain Verdi ? L'annonce
d'un prochain récital à l'ORW, exercice périlleux
s'il en est, répondra à ses interrogations.
Sur un autre plan, la soprano ne s'avère
pas être une diseuse d'exception, peu d'ombre et de lumière,
peu d'accents même si quelques phrases exquises s'échappent
ici et là... En l'absence d'une véritable direction d'acteurs,
Vaduva nous semble livrée à elle-même. Rien n'est faux,
rien n'est ridicule, mais rien ne touche vraiment. Plus grave encore, les
interactions entre les personnages paraissent fort limitées et superficielles.
Christine Solhosse défendait
Mère Marie pour une prise de rôle. Habituée à
camper les suivantes et autre seconda donna, nous étions
heureux de voir la mezzo liégeoise confrontée à un
emploi définissant un enjeu réel. Mère Marie n'est
pas tendre en matière de tessiture et même si les moyens utilisés
ne sont pas toujours très "catholiques", Christine Solhosse assure
sur tout l'ambitus du rôle avec probité. L'instrument est
réel, naturel en grande partie, mais d'une palette de coloris très
impersonnelle, expliquant sans doute que des emplois plus nobles ne lui
soient pas confiés plus régulièrement. La diction
n'est pas exemplaire et la mezzo souffre particulièrement de la
direction bruyante de Jean-Pierre Haeck. En outre, tout est peu habité
ou plus exactement, peu libéré. Le jeu d'actrice est sommaire.
En résumé, une confrontation hésitante avec la Prieure,
peu ou pas de confrontation de rang avec Madame Lidoine, une culpabilité
bien humaine devant l'involontaire abandon de ses Filles demeurera le moment
le plus vécu de la soirée. Il nous faut encore insister sur
la responsabilité principale du metteur en scène et du chef,
qui handicapent lourdement la prestation de Christine Solhosse.
Avec la Prieure, Mady Urbain réalise
un rêve qu'elle nourrissait depuis longtemps. Elle désirait
interpréter cette grande figure pour sa maison d'opéra. Depuis
trois décennies, elle a chanté tout le répertoire
de mezzo, voire d'alto, dans sa plus grande diversité, souvent avec
des résultats plus qu'honorables ou surprenants. Pourtant, la cantatrice
avait les moyens vocaux pour une carrière d'une tout autre envergure.
Trop attachée à sa ville peut-être ? A sa famille sans
doute ? L'ORW et son public y ont gagné une artiste de troupe comme
on en fait plus, responsable et professionnelle.
La mezzo liégeoise est une cantatrice
d'instinct, à tout point de vue. La voix - intacte et encore insolente
après trente années de scène et d'enseignement - a
gardé ses couleurs tant dans un grave ombré que dans l'éclat
d'un aigu encore très rond. Une fois de plus, Mady Urbain se distingue
au moyen d'une diction simple et efficace. On lui pardonne (ou on savoure)
le placement si particulier de certaines voyelles comme ses "ou" légèrement
en arrière, mais tellement délicieux de résonances...
Attendions-nous trop de sa prestation scénique ? Sans doute. Madame
de Croissy a fasciné des géantes comme la Crespin ou notre
Rita Gorr... Ce rôle demande avant tout une diseuse, mais aussi une
actrice de premier plan. Mady Urbain a besoin de la direction ferme d'un
metteur en scène pour livrer le meilleur d'elle-même. Ce dernier
étant aux abonnés absents, elle ne peut compter que sur son
métier, solide. Avions-nous besoin de cette démarche hésitante
et de ces toussotements érigés en leitmotiv ? Pas vraiment
! C'est bien peu pour créer une tension, une émotion, un
lien direct avec le coeur de chaque auditeur... La mort de la Prieure n'émeut
pas visuellement et l'on enrage du décalage avec ce que l'oreille
reçoit... Exprimée avec le soutien d'un autre écrin
scénique, la Prieure de Mady Urbain eut pu offrir un tout autre
masque
d'angoisse, d'humanité et de douleur...à arracher
avec ses ongles...
Léontina Vaduva - Blanche
de la Force
et Anne-Catherine Gillet - Soeur
Constance de St-Denis
© Opéra Royal de Wallonie
Anne-Catherine Gillet livre une très
belle prestation. Son physique idéal lui permet d'incarner très
lumineusement le rayon de soleil de la soirée. La tessiture du rôle
ne lui pose pas vraiment de problèmes, quitte à forcer inutilement
quelques intervalles demandant une meilleure science des passages et un
appui de souffle autrement détendu. La jeune soprano est avant tout
une nature et un fabuleux "petit animal" à chanter. Très
souvent son "instinct" du son et de la scène, allié à
une énergie toujours convaincante, concrétise de très
beaux moments. Le timbre toujours - encore ? - très clair, ne dépareille
pas la musique de Poulenc. Elle tire remarquablement son épingle
du jeu lors de ses interventions au sein du couvent. Toutefois, elle apparaît
beaucoup plus exposée lors du solo du Salve Regina final.
Le compositeur, à ce moment, réclame à l'artiste un
appui respiratoire plus conséquent. Au-delà de sa performance,
Soeur Constance représente la pointure maximale qu'Anne Catherine
Gillet peut envisager au stade actuel non pas de sa carrière mais
bien... de sa formation. Après ses années précoces
de soliste de troupe qui lui ont donné un estimable bagage scénique,
cette musicienne hyper douée aura, nous l'espérons, le courage
de poursuivre sa formation sur un plan purement technique. Cela afin de
parfaire son émission et bien davantage encore, son soutien. A cette
condition, ce superbe espoir mènera la carrière que ses moyens
naturels non négligeables et sa sincérité sont en
droit de connaître.
Marie-Paule Dotti se tire honorablement
d'affaire dans la partie de Madame Lidoine. Scéniquement correcte
mais sans aura. Elle affiche une émission très désordonnée,
offre ici et là quelques belles sonorités, mais le rôle
la trouve cruellement prise au piège d'un médium sourd et
anarchique. La cantatrice se trouve souvent dépourvue techniquement
face à une écriture faussement lyrique. L'émotion
du superbe Mes Filles, j'ai désiré de tout mon coeur...
ne sera pas au rendez-vous.
Parmi les seconds rôles, remercions
Guy Gabelle gratifiant l'Aumônier d'une rare et inhabituelle émotion.
Roger Joakim ne nous a pas semblé très convaincu et donc
convaincant dans l'habit du deuxième Commissaire. Prestation correcte
pour Marc Tissons et Alexei Gorbatchov. Il faut saluer une fois encore
le très grand professionnalisme de Patrick Delcour dans chacune
de ses interventions - si courtes soient elles - tandis qu'en en geôlier
exubérant, Patrick Vilet nous semble en faire des tonnes. Au sein
des carmélites et avec peu de mots, Christiane Remacle fait preuve
d'une belle humanité tandis qu'Emilienne Coquaz confère une
épaisseur réelle à son personnage.
Une mention spéciale pour les
polyphonies religieuses si chères à Francis Poulenc. Les
artistes du choeur jouent de belles couleurs et offrent des dynamiques
très contrastées. Nous leur devons un des (rares) moments
magiques de la représentation.
Au rideau final, que reste-t-il de
cette soirée ? Envers et contre tout, le chef-d'oeuvre de Poulenc
subsiste et nous entraîne au plus profond de nous-même, de
nos contrariétés et de nos imperfections... Remercions la
direction de l'ORW pour cette opportunité. Même si cette production
méritait un réel maître d'oeuvre scénique et
un chef d'orchestre doué d'un tout autre abattage et d'une véritable
autorité.
Philip T. PONTHIR
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Notes
(1) Nous vous recommandons
l'excellent dossier sur les Dialogues
des Carmélitesdirigé par Catherine Scholler. Ont
également participé à la rédaction de ce dossier,
Jean-Christophe Henry, Bruno Peeters et Vincent Deloge.