Entre félicité et frustration...
Je me réjouis du retour à
l'affiche de l'Opéra National de Paris des Dialogues des Carmélites,
l'un des ouvrages majeurs du dernier demi-siècle, d'autant que la
production de Francesca Zambello, créée au Palais Garnier
en 1999, supporte bien le transfert dans la grande nef de Bastille. Pourtant,
je ne m'attendais pas à voir débuter l'oeuvre par un ballet...
celui des spectateurs qui, dès l'extinction des feux, s'empressent
de quitter leur place pour occuper les trop nombreux sièges inoccupés
dans les catégories supérieures. On m'affirme que le fait
n'est pas inédit, et j'ose espérer qu'il s'agit moins d'une
désaffection pour un ouvrage littéralement touché
par la grâce que du résultat d'une politique tarifaire radicale...
La production de Francesca Zambello
fonctionne sans faute de goût, ni contresens. Les astucieux décors
mobiles de Hildegard Bechtler permettent un bon enchaînement des
tableaux, tandis qu'il revient aux éclairages réussis de
Jean Kalman le soin de fixer les atmosphères. La mise en place et
la direction d'acteurs sont soignées, le spectateur se voit offrir
les repères nécessaires et la solution scénique choisie
permet à la scène finale d'être le climax attendu.
Pourtant, ce travail très intègre n'apporte rien à
notre connaissance de l'oeuvre. Bonne dessinatrice et bonne coloriste,
Francesca Zambello pêche ici par un manque de perspective, là
où d'autres, d'Antoine Bourseiller à Marthe Keller, pour
ne prendre que des exemples assez récents, ont su jouer d'un cadre
dépouillé pour éclairer le drame avec une acuité
prenante. Peut-être la réalisatrice américaine a-t-elle
tort de considérer et d'affirmer que l'oeuvre est "tellement ancrée
dans un lieu et une époque spécifiques", alors que la tourmente
révolutionnaire agit surtout comme accélérateur d'un
drame fondamentalement basé sur l'opposition des caractères
et appuyé sur une thématique chrétienne intemporelle.
La direction dynamique et très
professionnelle de Kent Nagano n'efface pas certains souvenirs, mais ne
manque pas d'intérêt pour autant. La nouvelle disposition
de la fosse a malheureusement pour effet d'élever un véritable
mur sonore devant les chanteurs - c'est apparemment beaucoup plus sensible
pour les spectateurs du parterre que pour ceux du second balcon - et plus
d'une fois le déséquilibre sonore ainsi créé
les met en difficulté. Ces problèmes ne sont pas imputables
au seul Kent Nagano mais il faut constater que son interprétation
très sonnante ne contribue pas à les aplanir. Dans sa volonté
de faire briller un orchestre en grande forme, le chef semble oublier cette
déclaration d'intention du compositeur : "Je ne peux songer à
étouffer les mots si chargés de sens de Bernanos sous une
avalanche orchestrale". On sait toutefois gré à Kent Nagano
de sa lecture analytique qui met en évidence certains détails
d'instrumentation que l'on avait rarement entendus avec une telle acuité.
Sa démarche procède d'une volonté de mettre en avant
les éléments de modernité de cette partition inclassable,
aux dépens parfois de ce qui la rattache à une tradition
française qui remonte bien en amont de Debussy.
La prestation de Dawn Upshaw me laisse
perplexe. J'étais curieux de juger de l'évolution de cette
voix que j'avais perdue de vue (ou plutôt d'oreille) depuis quelques
années, mais je dois convenir aujourd'hui que son choix pour interpréter
Blanche de la Force constituait vraiment une "fausse bonne idée".
Passées quelques jolies notes mezza voce dans le registre
médian, la soprano américaine se trouve rapidement en difficulté,
trahie par un rapport artificiel à notre langue - rédhibitoire
dans un tel ouvrage - et surtout par un instrument qui a perdu son homogénéité
en gagnant en maturité. Les aigus émis en force semblent
parfois appartenir à une autre voix, les problèmes d'intonation
sont patents et le volume souvent insuffisant pour passer la barrière
orchestrale. La musicalité et la sincérité de l'interprète
lui autorisent quelques phrases lumineuses, comme dans le duo avec le chevalier,
mais ne permettent jamais au personnage d'exister. A ce sujet, je regrette
que, pas plus que son prédécesseur, Gérard Mortier
n'ait osé la distribution 100% francophone, relativement aisée
à réunir aujourd'hui et qui aurait rendu pleine justice au
texte sublime de Bernanos.
Les magnifiques lignes de Madame Lidoine
révèlent au public français la soprano Eva-Maria Westbroeck,
voix saine, sonore et bien timbrée, à laquelle ne manque
qu'une familiarité accrue avec les subtilités de notre langue.
On attend avec impatience de retrouver cette belle artiste dans Chrysothémis.
J'ai en revanche trop de respect et d'admiration pour Anja Silja et pour
Michel Sénéchal pour accoler le moindre qualificatif à
leurs prestations du jour. Rescapée de la première distribution,
Felicity Palmer tire en revanche habilement parti des fêlures de
sa voix pour composer une première prieure d'un relief saisissant.
L'agonie de Madame de Croissy atteint avec elle des hauteurs anthologiques
et la tension dramatique de l'oeuvre apparaît enfin dans tout son
impact. Le texte est rendu au couteau par une interprète hallucinante
et hallucinée, terrifiée et terrifiante. Le public ne s'y
trompe pas et lui réserve un véritable triomphe.
Cocorico ! A l'exception de Michel
Sénéchal, les artistes français se montrent irréprochables,
à l'image du toujours parfait Alain Vernhes, modèle de style
et de diction. Quel dommage qu'il ne se trouve en francophonie des directeurs
de théâtre assez judicieux et assez courageux pour lui offrir
Etienne Marcel ! Yann Beuron ne lui cède en rien, magnifique chevalier
à la projection exemplaire, et nous retrouvons avec bonheur la lumineuse
Patricia Petibon dans un rôle qui lui convient à merveille
et qu'elle interprète avec un charme et une fraîcheur irrésistibles.
Cette production nous a donc offert
en quantité presque égale sujets de satisfaction et motifs
de frustration, mais le bonheur d'entendre la musique de Poulenc et (parfois)
le texte de Bernanos reste un plaisir dont nul ne devrait se dispenser.
Vincent DELOGE