C O N C E R T S 
 
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PARIS
21/11/04

Felicity Palmer (Madame de Croissy) et Dawn Upshaw (Blanche)
© Eric Mahoudeau
Francis POULENC (1899-1963)

DIALOGUES DES CARMÉLITES

Opéra en trois actes (1957) 
Texte de Georges Bernanos
Oeuvre inspirée d'une nouvelle de Gertrud von Le Fort
et d'un scénario du R. P. Bruckberger et Philippe Agostini

Direction musicale : Kent NAGANO
Mise en scène : Francesca ZAMBELLO

Décors : Hildegard BECHTLER 
Costumes : Claudie GASTINE
Lumières : Jean KALMAN

Marquis de la Force : Alain VERNHES
Blanche : Dawn UPSHAW
Chevalier de la Force : Yann BEURON
 Aumônier : Michel SENECHAL
Mme de Croissy : Felicity PALMER
Mme Lidoine : Eva Maria WESTBROEK
Mère Marie : Anja SILJA
Soeur Constance : Patricia PETIBON
Orchestre et Choeurs de l'Opéra National de Paris

Opéra Bastille - 21 novembre 2004



Entre félicité et frustration...

Je me réjouis du retour à l'affiche de l'Opéra National de Paris des Dialogues des Carmélites, l'un des ouvrages majeurs du dernier demi-siècle, d'autant que la production de Francesca Zambello, créée au Palais Garnier en 1999, supporte bien le transfert dans la grande nef de Bastille. Pourtant, je ne m'attendais pas à voir débuter l'oeuvre par un ballet... celui des spectateurs qui, dès l'extinction des feux, s'empressent de quitter leur place pour occuper les trop nombreux sièges inoccupés dans les catégories supérieures. On m'affirme que le fait n'est pas inédit, et j'ose espérer qu'il s'agit moins d'une désaffection pour un ouvrage littéralement touché par la grâce que du résultat d'une politique tarifaire radicale...

La production de Francesca Zambello fonctionne sans faute de goût, ni contresens. Les astucieux décors mobiles de Hildegard Bechtler permettent un bon enchaînement des tableaux, tandis qu'il revient aux éclairages réussis de Jean Kalman le soin de fixer les atmosphères. La mise en place et la direction d'acteurs sont soignées, le spectateur se voit offrir les repères nécessaires et la solution scénique choisie permet à la scène finale d'être le climax attendu. Pourtant, ce travail très intègre n'apporte rien à notre connaissance de l'oeuvre. Bonne dessinatrice et bonne coloriste, Francesca Zambello pêche ici par un manque de perspective, là où d'autres, d'Antoine Bourseiller à Marthe Keller, pour ne prendre que des exemples assez récents, ont su jouer d'un cadre dépouillé pour éclairer le drame avec une acuité prenante. Peut-être la réalisatrice américaine a-t-elle tort de considérer et d'affirmer que l'oeuvre est "tellement ancrée dans un lieu et une époque spécifiques", alors que la tourmente révolutionnaire agit surtout comme accélérateur d'un drame fondamentalement basé sur l'opposition des caractères et appuyé sur une thématique chrétienne intemporelle.

La direction dynamique et très professionnelle de Kent Nagano n'efface pas certains souvenirs, mais ne manque pas d'intérêt pour autant. La nouvelle disposition de la fosse a malheureusement pour effet d'élever un véritable mur sonore devant les chanteurs - c'est apparemment beaucoup plus sensible pour les spectateurs du parterre que pour ceux du second balcon - et plus d'une fois le déséquilibre sonore ainsi créé les met en difficulté. Ces problèmes ne sont pas imputables au seul Kent Nagano mais il faut constater que son interprétation très sonnante ne contribue pas à les aplanir. Dans sa volonté de faire briller un orchestre en grande forme, le chef semble oublier cette déclaration d'intention du compositeur : "Je ne peux songer à étouffer les mots si chargés de sens de Bernanos sous une avalanche orchestrale". On sait toutefois gré à Kent Nagano de sa lecture analytique qui met en évidence certains détails d'instrumentation que l'on avait rarement entendus avec une telle acuité. Sa démarche procède d'une volonté de mettre en avant les éléments de modernité de cette partition inclassable, aux dépens parfois de ce qui la rattache à une tradition française qui remonte bien en amont de Debussy. 

La prestation de Dawn Upshaw me laisse perplexe. J'étais curieux de juger de l'évolution de cette voix que j'avais perdue de vue (ou plutôt d'oreille) depuis quelques années, mais je dois convenir aujourd'hui que son choix pour interpréter Blanche de la Force constituait vraiment une "fausse bonne idée". Passées quelques jolies notes mezza voce dans le registre médian, la soprano américaine se trouve rapidement en difficulté, trahie par un rapport artificiel à notre langue - rédhibitoire dans un tel ouvrage - et surtout par un instrument qui a perdu son homogénéité en gagnant en maturité. Les aigus émis en force semblent parfois appartenir à une autre voix, les problèmes d'intonation sont patents et le volume souvent insuffisant pour passer la barrière orchestrale. La musicalité et la sincérité de l'interprète lui autorisent quelques phrases lumineuses, comme dans le duo avec le chevalier, mais ne permettent jamais au personnage d'exister. A ce sujet, je regrette que, pas plus que son prédécesseur, Gérard Mortier n'ait osé la distribution 100% francophone, relativement aisée à réunir aujourd'hui et qui aurait rendu pleine justice au texte sublime de Bernanos.

Les magnifiques lignes de Madame Lidoine révèlent au public français la soprano Eva-Maria Westbroeck, voix saine, sonore et bien timbrée, à laquelle ne manque qu'une familiarité accrue avec les subtilités de notre langue. On attend avec impatience de retrouver cette belle artiste dans Chrysothémis. J'ai en revanche trop de respect et d'admiration pour Anja Silja et pour Michel Sénéchal pour accoler le moindre qualificatif à leurs prestations du jour. Rescapée de la première distribution, Felicity Palmer tire en revanche habilement parti des fêlures de sa voix pour composer une première prieure d'un relief saisissant. L'agonie de Madame de Croissy atteint avec elle des hauteurs anthologiques et la tension dramatique de l'oeuvre apparaît enfin dans tout son impact. Le texte est rendu au couteau par une interprète hallucinante et hallucinée, terrifiée et terrifiante. Le public ne s'y trompe pas et lui réserve un véritable triomphe. 

Cocorico ! A l'exception de Michel Sénéchal, les artistes français se montrent irréprochables, à l'image du toujours parfait Alain Vernhes, modèle de style et de diction. Quel dommage qu'il ne se trouve en francophonie des directeurs de théâtre assez judicieux et assez courageux pour lui offrir Etienne Marcel ! Yann Beuron ne lui cède en rien, magnifique chevalier à la projection exemplaire, et nous retrouvons avec bonheur la lumineuse Patricia Petibon dans un rôle qui lui convient à merveille et qu'elle interprète avec un charme et une fraîcheur irrésistibles.

Cette production nous a donc offert en quantité presque égale sujets de satisfaction et motifs de frustration, mais le bonheur d'entendre la musique de Poulenc et (parfois) le texte de Bernanos reste un plaisir dont nul ne devrait se dispenser.
 
 
 

Vincent DELOGE
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