Evoquer
le Don Carlo de Verdi, c'est provoquer le surgissement dans la mémoire
d'une musique souvent envoûtante, de développements vocaux
particulièrement intenses, c'est évoquer une multiplicité
de thématiques, dont chacune d'elles suffirait à fonder un
livret d'Opéra.
Sans prétendre à l'exhaustivité,
on peut ainsi énumérer l'amour passion entre un homme et
une femme, la relation père-fils, l'amitié profonde entre
deux hommes sur fond de vaillance, mais aussi et peut-être surtout
le poids étouffant de la religion incarnée par l'Inquisition,
et les déchirements d'un souverain écartelé entre
la conception qu'il a de son pouvoir et sa nature d'homme.
C'est dire à quelle vaste entreprise
se trouve confronté le directeur artistique. A cet égard,
Jean-Yves Ossonce a toujours répondu à notre attente, faisant
du Grand Théâtre de Tours une scène lyrique particulièrement
attirante. Nous citerons pour mémoire Der Freischütz en
1999, La Bohème et Don Giovanni en 2000, Peter
Grimes en 2001,... bien d'autres réalisations pourraient être
citées. Toujours selon une démarche alliant une modernité
sans outrances, une rigueur sans sécheresse dans la direction et
une grande clairvoyance dans le choix des voix...
Ce long "prélude" afin de signifier
notre "affectueuse admiration" pour la scène lyrique de Tours, mais
aussi pour introduire nos réserves sur ce Don Carlo qui n'a
entraîné notre adhésion qu'à partir du 3ème
acte.
Nous parlerons tout d'abord des voix,
car c'est là que nous exprimerons notre premier étonnement
: pourquoi cette erreur de distribution pour le rôle de Don Carlo
? La voix n'est pas à la hauteur, défaillante dans les aigus
et dans les forte, et de ce fait inexpressive et sans passion. Si
l'on ajoute à ces carences techniques un manque criant de présence
scénique, force est de constater que le rôle-titre a fait
l'objet d'une attribution pour le moins hasardeuse, qui fera craindre le
pire à chacune de ses apparitions. S'agissait-il d'une défaillance
passagère ? Elle n'a pas été signalée, comme
cela a été le cas pour l'Inquisiteur, annoncé souffrant,
réclamant par avance l'indulgence pour d'éventuelles défaillances...
et qui a tenu son rôle à la perfection ! Le fait est d'autant
plus surprenant que les autres chanteurs étaient souvent remarquables.
Evgueniy Alexiev incarne par la voix
et par le geste un Marquis de Posa ambivalent : l'éclat du Grand
d'Espagne très engagé politiquement et la tendresse bouleversante
de l'ami. La voix est capable de modulations et de contrastes, gardant
jusque dans le murmure toutes ses qualités expressives.
Nona Javakhidze porte avec intensité
le rôle de la Princesse Eboli : personnage complexe situé
au coeur du drame, son mezzo ductile traduit admirablement toutes les facettes
du personnage : du sentiment amoureux à la trahison puis au remords,
avec toujours une douleur sous-jacente.
Vincent le Texier est un Philippe II
puissant et tragique, humain et donc fragile... Son monologue attendu à
l'Acte IV s'élève sur un très musical tissu de cordes.
Selon le programme, le chef a choisi de se conformer à la première
idée de Verdi et donc de confier le prélude au pupitre des
violoncelles et non à un violoncelle seul. A cet instant, la complicité,
la fusion entre le chef, l'orchestre et le soliste témoignent de
l'intense musicalité des uns et des autres.
Il est à noter - et cela nous
conduit à la mise en scène - qu'à cet instant, et
contrairement aux interprétations habituelles, à la solitude
à trois se substitue un ensemble violoncelles - chef - Philippe
II... et son Secrétaire, présent pendant toute la scène
et qui assiste à la désespérance du Roi, à
son déchirement, à ses larmes. Le Roi dévoile sa fragilité
intime, mais il n'est plus seul, sauf à considérer comme
négligeable un Secrétaire !
Détail peut-être mais
qui interpelle sur l'ensemble d'une mise en scène qui se veut engagée
vers on ne sait trop quelle option. Le dépouillement du décor
(dont nous reparlerons), les costumes à la fois modernes et indéterminés,
la sobriété plutôt figée des attitudes, donnent
à l'oeuvre un caractère d'iconographie assagie dans laquelle
aucun des thèmes n'est très affirmé.
Si Rima Tawil incarne une Elisabeth
plutôt convaincante - sa voix s'affirme tout au long de l'oeuvre
et son air difficile et nostalgique du dernier acte fait naître l'émotion
- on ne peut pas dire que sa passion amoureuse pour Don Carlo soit d'une
grande intensité et ce en raison d'une mise en scène quelque
peu statique.
L'Inquisition apparaît au travers
d'un ensemble de croix (Acte III, Scène 2), les unes déposées
de manière un peu hétéroclite sur une table, les autres
brandies par quelques personnages placés sur un praticable situé
en hauteur (et qui porte le choeur). L'Inquisiteur est là mais comme
distancié, ses lunettes noires censées représenter
son aveuglement idéologique et une sorte d'écran avec les
autres protagonistes (il les retirera cependant pour proférer ses
exigences). Ici également la mise en scène semble atténuer
la présence étouffante, dans le livret, de l'Eglise.
La révolte des Flamands, l'autodafé,
dans ce même acte, mettent en jeu des codes de lecture pas toujours
lisibles et les pistolets brandis par Don Carlo ou par Posa sont loin d'avoir
la théâtralité d'une épée.
Cette sorte de nivellement stylistique
est parfaitement symbolisé par un rideau de fond de scène
envahissant : un ensemble serré de bandes de plastique noir diffusant
des reflets lumineux de manière aléatoire. L'effet est des
plus heureux lors de l'acte dit de Fontainebleau (évocation de la
forêt), mais par la suite et jusqu'à la fin, ce pénible
scintillement va contrarier le travail des lumières censées
organiser l'espace scénique, participer à la caractérisation
des personnages, à la mise en valeur des différentes atmosphères.
Heureusement, l'Orchestre et les Choeurs
s'efforcent de préserver le caractère somptueux de la partition
de Verdi... Le public a manifesté son adhésion surtout dans
la deuxième partie et au finale, ne se trompant pas sur la prestation
des chanteurs.
Nous évoquerons à nouveau
et pour conclure, les thèmes cités au début. Ils génèrent
habituellement des perceptions et des sentiments très intenses :
l'effroi (l'Inquisiteur), la passion désespérée (Carlo
et Elisabetta), la vaillance (Posa), la dérive inexorable de l'être
vieillissant (Philippe II)... Ils ne sont apparus que de manière
très épisodique, à la faveur le plus souvent à
l'expressivité du chanteur et non au travailleur du metteur en scène.
Il est clair que l'art de la mise en
scène ne saurait rester figé, mais ne peut-on craindre que
cette réduction stylistique des décors, des costumes, du
jeu théâtral, n'atténuent les effets propres à
l'Opéra du XIX ème siècle, tuant ainsi une certaine
part de spectacle et donc de rêve ?
Jacques REVERDY