De toutes les productions de Don Giovanni que j’ai vues à ce jour (une bonne dizaine), celle de l’Opéra de Québec m’a donné le plus de satisfaction. On ne peut sortir plus heureux d’une représentation d’opéra. Malgré les modestes moyens dont dispose cette compagnie, on n’a pas lésiné sur la qualité du spectacle. Voilà ce qu’on peut faire avec un peu d’imagination, des chanteurs qui s’identifient aux personnages qu’ils incarnent, une direction musicale très nuancée, des musiciens enthousiastes ainsi que des décors et une mise en scène d’une remarquable efficacité.
Avec cette mise en scène de Don Giovanni, Serge Denoncourt complète la trilogie Da Ponte-Mozart pour l’Opéra de Québec. Le carnet de présentation du spectacle expose sa vision de la mise en scène : «(Son) approche théâtrale se veut épurée, nette et toujours soucieuse de se référer à la tradition, tout en la commentant. (Serge Denoncourt) affirme chercher une artificialité qui permet au sens et à l’émotion de prendre d’autres formes que celles associées au jeu réaliste nord-américain». Cela nous donne une mise en scène très dépouillée et une direction d’acteurs très habile : aucune surcharge, clarté dans le jeu des personnages, utilisation judicieuse de l’immobilité de certains protagonistes pour mieux faire ressortir l’action des autres. À titre d’exemple, Donna Elvira, habituellement absente pendant la confrontation finale entre Don Giovanni et le Commandeur, reste cette fois en scène, complètement figée, sans jamais regarder ce qui se passe autour d’elle. Toute vêtue de blanc, elle devient à son tour aussi pétrifiée que la statue du Commandeur, ce qui accentue de façon saisissante le contraste entre ce statisme et l’action effrénée de Don Giovanni et de Leporello. Serge Denoncourt met l’accent sur l’aspect sombre de l’œuvre que des éclairages bien dirigés contribuent à souligner.
Les décors, d’une grande sobriété, consistent en de grandes grilles d’un mètre de largeur par sept de hauteur qu’on déplace de manière à créer l’illusion des lieux où se déroule l’action des différentes scènes.
Cette représentation est d’un haut niveau artistique et musical. Russell Braun en est à ses premières prestations dans le rôle titre et il incarne le séducteur le plus sensuel qu’il m’ait été donné de voir. Non seulement a-t-il pu séduire Zerlina sur scène, mais aussi le public présent à cette soirée. Doté d’un physique superbe, il joue avec aisance et son timbre est magnifique. Malgré l’annonce d’avant spectacle qu’il souffrait d’un mauvais rhume, cela n’a pas affecté une très belle prestation vocale. On peut se faire une idée de l’allure de ce chanteur par le propos d’une femme placée derrière moi qui, après le spectacle, déclare à ses voisins que Mozart n’aurait pas dû réserver un sort aussi horrible à un si bel homme. Neil Davies fait un Leporello drôle à souhait ; en très belle forme vocale, il s’impose comme un des bons interprètes de ce rôle.
Lyne Fortin est touchante de vérité en Donna Anna . Sa voix est bien projetée et malgré quelques stridences dans les aigus, sa prestation reste magnifique. Monique Pagé en Donna Elvira joue et chante avec passion ; dramatiquement très à l’aise dans la peau de ce personnage complexe, elle maîtrise bien les difficultés vocales dont Mozart a parsemé ce rôle, en particulier dans l’air «Mi tradir».
Colin Balzer chante Don Ottavio d’une voix agréable. L’air « Il mio tesoro » a été supprimé puisque, à quelques exceptions près, c’est la version de Vienne de 1788 qui a été retenue pour cette production. Nathalie Paulin et Joshua Hopkins en Zerlina et Masetto forment un couple pétillant de jeunesse très sympathique et convaincant au plan vocal. Quant à Gary Relyea, il campe un solide Commandeur et prête sa voix sépulcrale à une statue complètement inerte sur scène pendant la confrontation finale. C’est debout, dans la fosse d’orchestre, que M. Relyea chante cette scène.
La direction musicale de Bernard Labadie est alerte, vive et dramatique au besoin. Il donne un support approprié aux chanteurs. On ne peut qu’être enflammé par les sonorités qu’il tire des Violons du Roy, un orchestre de 43 musiciens qu’il a fondé en 1984. Le Chœur de l’Opéra de Québec chante avec fraîcheur et précision.
Enthousiasmées par la qualité du spectacle, les 1600 personnes qui remplissaient la salle ont manifesté leur satisfaction à la fin par des applaudissements nourris et bien mérités. Pour ma part, c’est la plus belle soirée d’opéra à laquelle j’ai assisté dans les dix dernières années. Ce qui compte le plus dans une représentation d’opéra, c’est la musique ; celle de Mozart est d’une infinie tendresse et d’une sublime beauté et lorsqu’elle est jouée de cette façon, on la trouve encore plus géniale, plus émouvante et plus envoutante que jamais. En sortant du Grand Théâtre, j’étais convaincu que Don Giovanni est le plus bel opéra du répertoire ; mais c’est toujours ce qu’on croit lorsqu’on vient d’assister à la présentation d’un chef-d’oeuvre qui bénéficie d’une aussi grande attention. Un grand moment de bonheur.
Réal Boucher