Une représentation
réussie, c'est une alchimie de talents qui concourent à donner
de l'oeuvre une image forte, belle et juste. La chose est suffisamment
rare pour signaler bien haut que la production de Don Giovanni en
ce moment à l'affiche de l'Opéra de Marseille est un trésor
à découvrir, dont on espère qu'il sera diffusé
dans de nombreuses autres maisons.
Sur le plan vocal, Renée Auphan
a réuni une équipe d'interprètes qui, non seulement
ont le physique avantageux que l'on peut attendre quand l'action procède
à ce point de la séduction, mais jouent leur rôle comme
si leur vie en dépendait et le chantent tout à la fois dans
les règles et avec une plénitude émotionnelle plus
d'une fois bouleversante. Ce n'étaient plus x, y ou z , mais Leporello,
Don Giovanni, Donna Anna et tous les autres qui surgissaient sous nos yeux
ébahis et nous imposaient de les suivre au fil leurs drames et de
leurs passions.
Evidemment, ce n'était possible
que parce qu'entre la fosse et le plateau s'était établi
un miraculeux équilibre de volume, une osmose qui transformait quelques
légers décalages dans les tempi en autant d'occasions de
se rejoindre pour continuer à faire ensemble de la belle musique.
Et même les membres d'un orchestre réputé difficile
trouvaient l'élégance et les couleurs voulues, avec un Yvon
Repérant impeccable au continuo, sous la direction attentive à
ciseler l'ouvrage et à moduler tensions et répits de Kenneth
Montgomery.
En outre, cette réussite est
celle de l'équipe responsable de la mise en scène, des décors,
des costumes et lumières. Oui, l'opéra est un art total,
et comme il rend heureux lorsque ceux qui prennent la charge de le porter
à la scène ont pour seul but de servir l'oeuvre et non de
s'en servir. Traditionnel, ce spectacle ? Peut-être, si l'on considère
que costumes et accessoires fleuraient le XVIIIe siècle. Pourtant
aucun des Don Giovanni que nous avons vus, malgré quelques réussites,
ne nous a proposé une vision aussi fouillée et personnelle,
où la moindre situation révèle son sens avec un relief
et une justesse inouïs, au point qu'elle s'impose à nous avec
la force d'une lumineuse évidence. Pour quelqu'un dont c'est seulement
la deuxième mise en scène lyrique, Frédéric
Bélier-Garcia se signale par une intelligence musicale et dramatique
véritablement exceptionnelles.
Ainsi, dès le début,
Donna Anna invective Don Giovanni qu'elle veut démasquer, mais quand
il réussit à la faire taire en l'embrassant, elle esquisse
une résistance qui semble bien ébranlée par ce qu'il
lui fait subir et, sans l'entrée du commandeur, la dualité
de sa relation à l'agresseur est révélée ;
de même, en ne tuant pas le commandeur de son épée
mais après l'avoir à moitié étranglé,
au moyen d'une dague, Don Giovanni est tout entier sous nos yeux, dans
sa violence compulsive de prédateur.
Les costumes, nous l'avons dit, ont
charme et pertinence, y compris le pardessus voyant de Don Giovanni, une
autre de ses provocations ou l'équivalent des plumes dans le règne
animal, qui facilitera la méprise de ses poursuivants lorsqu'ils
tomberont sur Leporello, pauvre geai vêtu des plumes du paon. Le
port du corset donne aux dames le maintien adéquat, et les lumières
font du trio des masques une apparition fascinante de statues.
Il faut justement évoquer les
choix techniques et les couleurs. L'ouverture est donnée à
scène ouverte, plongée dans l'obscurité, mais on a
pu voir, avant que les lumières ne s'éteignent, qu'un noir
profond habille l'espace, des avant-scènes au fond. La scène
est vide, mais une estrade grise un peu en retrait de la fosse et de la
hauteur d'un degré d'escalier l'occupe en entier ; côté
cour, un vêtement plié gît ; jaillissant du fond de
la scène, de l'obscurité où il attend et s'impatiente,
Leporello nous prend à témoin. Oren Gradus serait presque
noble, comme il voudrait l'être, et sera pleutre ou bougon le moment
venu. Voix ferme et pleine, sans affectation ni pesanteur.
Puis Donna Anna, en coulisse, s'adresse
à Don Giovanni qui apparaît côté cour, cherchant
à se dégager d'elle qui le retient ; pendant ce temps, un
jeu de panneaux actionnés depuis les coulisses et les cintres a
ménagé un espace asymétrique coloré de rouge,
feu ou sang, par une énorme lanterne comme on peut en trouver sous
le porche d'entrée d'un hôtel particulier. On n'en verra pas
plus, et cela suffit ; à l'acte deux, quand Leporello, sous l'habit
de Don Juan, cherchera à échapper à l'envahissante
Donna Elvira, la lanterne réapparue par le même jeu de panneaux
révèlera qu'il s'est fourvoyé et que, loin de se sauver,
il aborde un lieu hautement dangereux. Trois massifs de buis taillés
seront le jardin de la maison de plaisance de Don Giovanni, où Zerlina
- délicieuse Stéphanie d'Oustrac, naguère Perichole
aguicheuse et ici jeune alouette prête à se laisser piéger,
avec la naïveté de celle qui croit pouvoir calculer et ménager
la chèvre et le chou, mais sans mièvrerie et bien appétissante
- et Masetto - excellent Daniel Okulitch - cherchent à se cacher
de Don Giovanni, elle pour lui échapper, lui pour les surprendre.
Et toujours ces déplacements latéraux ou verticaux de panneaux
et d'accessoires, silencieux, si rapides que l'on passe d'une scène
à l'autre et d'un lieu à l'autre sans que rien ne vienne
ralentir la progression du destin à l'oeuvre, nous donnant le sentiment
que Don Giovanni est un drame à l'antique, où le héros
se croit d'autant plus tiré d'affaire que sa fin approche inexorablement.
En outre cette rapidité assure une idéale simultanéité
entre les affects des personnages, leur expression et leur réception
par le spectateur, ce qui très probablement contribue à l'impact
émotionnel de la production. D'autant qu'en faisant apparaître
les personnages sur un fond de scène uni, noir pour la nuit, clair
pour le jour, leur individualité est soulignée et la netteté
des images imprègne la situation. On voudrait être plus clair
pour faire comprendre que la beauté des images, ici, n'a rien de
gratuit : elle participe du drame.
Le couple Don Ottavio-Donna Anna trouve
en Yann Beuron et Pamela Armstrong deux interprètes exceptionnels.
Lui nourrit le personnage, à tort qualifié de falot, de la
complexité d'un homme de son temps ; la voix, toujours plus assurée,
reste souple et agile, le souffle est long et les airs célèbres
sont, comme on dit en Italie, da manuale, virils, raffinés,
poignants. Elle, dans ce rôle si difficile non seulement vocalement
mais théâtralement, réussit l'exploit de venir à
bout des écueils sans jamais sacrifier l'expressivité, et
réussit, par une concentration sans faille, à rendre émouvants
ses atermoiements d'ordinaire exaspérants. Quel dommage qu'une captation
vidéo n'ait pu, faute de financement, être réalisée.
Ce regret concerne aussi l'Elvira
de Cellia Costea ; si quelques voyelles fugaces ont une couleur plus slave
qu'italienne, le personnage est vivant d'un bout à l'autre et les
airs semblent l'expression pure et simple des sentiments qu'elle éprouve,
et non les numéros musicaux de la seconda donna. Le Commandeur de
Feodor Kuznetsov, avec son physique à la Terzieff ou à la
Pitoef, campe un homme résolu que ses forces trahissent ; il surgit
d'outre-tombe comme l'instrument de la loi morale, assez impressionnant
et sobre pour ne pas forcer sa voix.
Quand au rôle-titre, Evgheny
Nikitine, on a peine à croire que cette incarnation de Don Giovanni
soit seulement la deuxième, après une prise de rôle
à ses débuts, voici quelques années, au Marinski.
Comme ses partenaires, il n'interprète pas le rôle, mais se
l'approprie : c'est être véritable qui sous nos yeux se livre
et construit en même temps sa réputation et sa ruine. Le chant
n'est pas l'exécution appliquée et convenue des airs de la
partition, mais la fine traduction des désirs ou des humeurs de
l'antihéros dont nous assistons avec émotion aux étapes
de la chute programmée. Un excellent contrôle technique contribue
à favoriser cette impression de liberté et les moments forts
du rôle, s'ils gardent leur impact, ne brisent jamais la continuité
du drame.
Pour n'oublier personne, il faut mentionner
les choeurs, réduits au rôle de convives aux noces de Masetto
et de Zerlina, mais enjoués et endimanchés à souhait.
On aurait voulu tout détailler
des idées, des trouvailles, de l'ingéniosité et de
l'élégante simplicité des solutions proposées.
On espère seulement avoir rendu hommage à ceux qui ont conçu,
réalisé et voulu cette production, une grande, une très
grande réalisation, et aux artistes qui la font vivre magnifiquement.
A tous, merci !
Maurice SALLES