Il y a quelque chose de frustrant
à assister à une représentation de Don Giovanni,
chef-d'oeuvre absolu s'il en fut, noyée dans la multitude de reprises
que propose le Met. Le dramma giocoso de Mozart a pourtant les honneurs
d'une nouvelle production et quelques atouts de taille. Que penser alors
de cette soirée ? Un divertissement particulièrement réussi
où le public rit de bon coeur aux pitreries de Leporello et à
la cruelle ironie du livret de Da Ponte ? Une soirée de qualité
où l'on applaudit et ovationne chaque numéro de la partition
?
Mais où est alors cette sensualité
débridée dans laquelle Kierkegaard voyait l'exemple le plus
accompli de l'individu esthétique ? Où est le génie
mozartien qui atteint plus que jamais dans cette oeuvre un degré
d'humour, de douleur et de sadisme inouï ? Seul Peter Mattei, dont
l'incarnation du noble Espagnol est l'une des plus abouties que l'on ait
entendues, traduit parfaitement l'ambiguïté et la fascination
qu'exerce ce héros des antagonismes et des paradoxes. Celui qui
est partout et nulle part en même temps (et cela, la partition de
Mozart le souligne constamment). Celui qui aime toutes les femmes et aucune,
chacune pour une nuit et aucune pour toujours. Celui qui frappe avant de
caresser, enjôle avant d'humilier. Depuis quand n'avions-nous entendu
une telle virilité dans le chant et une telle autorité dans
le regard ? Sous ses airs de séducteur, un monstre se révèle
peu à peu, pleinement conscient de ses actes. Ce Don Giovanni-là
a quelque chose de nietzschéen. Il est celui qui, selon les termes
de Zweig dans Le Combat avec le Démon, "voulant imposer à
la vie ne fût-ce qu'une seule loi, celui qui dans le chaos des passions
voulant faire aboutir une passion unique, la sienne, devient solitaire
et, en tant que solitaire, il est anéanti : fou qu'il est dans sa
rêverie, s'il agit inconsciemment, mais héros, s'il connaît
le péril et néanmoins le défie."
Quelle déception alors de voir
le fossé qui se creuse tout au long de la soirée entre la
conception de l'interprète et la mise en scène de Marthe
Keller, stigmatisée par une scène finale qui va à
l'encontre de ce héros qui "joue sublimement le tout pour gagner
l'infini, qui risque sa propre vie pour donner à son étroite
forme terrestre la valeur de l'infini." C'est un Don Giovanni effrayé
et hagard que nous voyons serrer la main au Commandeur. Contresens manifeste
qui met à jour les incohérences de la mise en scène.
La transposition dans une Italie renaissante
se justifie a priori totalement, tant l'esprit et la langue de l'oeuvre
sont évidemment plus italiens qu'espagnols. De vastes murs de briques
ocre évoquant quelque palais toscan s'ouvrent, se ferment, coulissent
et s'entremêlent pour créer un labyrinthe idéal pour
les errances des héros et parfaitement apte à traduire la
complexité de leurs sentiments. Mais le procédé s'épuise
vite et les chanteurs se retrouvent abandonnés sur l'immense plateau
du Met, évoluant avec plus ou moins de succès sur l'avant-scène.
Michele Pertusi sait user de sa vis
comica tout en dessinant un valet d'une cruauté malsaine, vivant
par procuration les aventures de son maître. L'interprète
profite admirablement de l'usure de son timbre pour accentuer cette vision
d'un subalterne, d'un double médiocre de Don Giovanni.
On pourrait en dire autant d'Alexandra
Deshorties, dont le timbre ingrat sait rapidement se faire oublier face
à la fureur et à l'emportement du personnage qu'elle incarne.
Elle surmonte vaillamment les écueils d'un rôle particulièrement
périlleux, mais le personnage manque finalement de nuances. Furie
vengeresse et gardienne des valeurs morales certes, Donna Anna est également
cette jeune femme amoureuse, troublée de ce que l'agression de Don
Giovanni révèle chez elle.
Elvire pose le problème inverse
: Solveig Kringelborn est une interprète sensible, stylée
et nuancée. Mais que diable fait-elle en Donna Elvire ? Perdue dans
un rôle et une salle trop grands pour elle, la chanteuse force le
trait et évoque davantage dans ses récitatifs une soubrette
de la lignée de Despina ou Serpetta. Où sont la véhémence
et la passion dévastatrice, la noblesse et le tragique de la figure
la plus attachante de l'oeuvre ?
(Camilla Tilling)
Le couple de paysans sait être,
quant à lui, d'une fraîcheur et d'une naïveté
qui contrastent très heureusement avec l'atmosphère lourde
et sévère de l'ensemble. Le "vedrai carino" de Camilla Tilling
reste un moment de grâce ineffable dans cet univers de faux-semblants.
Une soirée de routine pour le
Met où le public ne cherche qu'à se divertir. Les interprètes,
à de rares exceptions près, ne lui proposent que cela. Tout
le monde y gagne, sauf peut-être le chef-d'oeuvre de Mozart.
Sévag TACHDJIAN