CHERCHEZ
LA FEMME !
J'attendais a priori peu
de ce nouveau Don Giovanni ; des interprètes de métiers,
un chef souvent fatigué, un metteur en scène assez classique
et quasiment débutant sur la scène lyrique, le tout dans
un théâtre particulièrement traditionnel... sur le
papier, la partie n'était pas gagnée.
Pourtant, cette nouvelle
production se révèle d'un intérêt indéniable,
preuve qu'un chef- d'oeuvre, même archi connu, reste une source inépuisable
de surprises pour peu qu'il soit bien servi.
Principal artisan de cette
réussite, Marthe Keller, dont la mise en scène riche en nuances
et en subtilités est un petit miracle de vérité psychologique.
Sur le plan technique, le
travail est déjà remarquable avec, en particulier, un réalisme
quasiment cinématographique dans le jeu des acteurs ou dans la conduite
des mouvements de foule. Qu'il s'agisse du serviteur encore ensommeillé
qui suit maladroitement Don Ottavio volant au secours de Donna Anna, ou
de Don Giovanni "alla finestra" dans un progressif abandon narcissique,
il n'est pas un personnage (soliste, choriste ou figurant) dont les mouvements,
les attitudes ou le comportement ne soient réglés à
la perfection.
Mais le plus intéressant
et le plus original, c'est que cette production nous fait enfin voir le
séducteur à travers les yeux d'une femme.
Il ne s'agit plus du "stakhanoviste
de l'Amour" si souvent campé par Raimondi, du jouisseur tel que
Terfel l'interpréta si magnifiquement à Bastille, ou de tant
d'autres interprétations "viriles ". Keller nous montre, au contraire,
la Séduction elle-même, une épure et non une caricature.
Grâce au splendide
et pourtant si simple décor de Michael Yeargan (des pans de murs
de briques anciennes et des escaliers qui coulissent) et aux éclairages
doux et chaleureux de Jean Kalman, Séville même est transformée
en un personnage de l'action : une sorte de mère nourricière
(c'est à la faveur de ses ruelles que le séducteur trouve
de nouvelles proies) et protectrice (le secours de l'obscurité et
du cimetière).
La rançon de cette
vision très "féminine" (si on pardonne cette tournure un
peu réductrice, mais qui a le mérite de la clarté),
c'est son refus du spectaculaire : point de feu d'artifice final, de flammes
infernales pour la damnation de Don Giovanni ; celui-ci reste collé
par le froid à un gigantesque miroir qui l'emporte sous la scène
(une sorte de variation sur le thème de Narcisse : aimez toutes
les femmes, c'est n'en aimer aucune ; c'est n'aimer que soi-même).
Cette vision est idéalement
servie par un Thomas Hampson toujours crédible physiquement, fin
interprète même s'il n'est pas toujours exempt de cabotinage
(juste ce qu'il faut pour le rendre un minimum antipathique). Vocalement,
si l'on excepte les "défauts de fabrique" du chanteur (médium
un peu sourd, aigus toujours un peu en dessous), cela reste du grand art
dans la maîtrise du souffle et du phrasé.
La vraie surprise, c'est
le Leporello de René Pape, que nous entendons enfin dans un rôle
jeune et comique ! Un parfait naturel, un abattage dépourvu de vulgarité,
une relative insolence vocale (relative, car contrôlée) :
le public ne s'y trompe pas, qui lui réserve le triomphe de la soirée.
Gregory Turay est un cas
complexe : bon acteur, beau physique, belle technique vocale, mais des
moyens tout juste suffisants pour tenir la distance ; un récitatif
investi, un premier couplet élégiaque et puis... on déchante
: le timbre qui se ternit (surtout dans le passage, car les aigus restent
clairs), le souffle qui devient un peu court ; rien de catastrophique,
juste la frustration d'une promesse non tenue.
IIdar Abdrazakov n'a pas
ce genre de problème : la voix est saine, jeune et robuste, mais
l'acteur n'est pas à la hauteur du chanteur.
Dernier des "garçons",
Phillip Ens pâtit de chanter son Commandeur du fond de la fosse tandis
qu'un figurant l'incarne sur scène : une erreur technique (malheureusement
récurrente) que ne supporte pas l'acoustique du Met.
Les choses se gâtent
un peu chez les dames : Christine Goerke est une Elvira tonitruante, chantant
assez mal, mais plutôt très fort, elle fait preuve d'un engagement
indéniable, quoique sommaire, l'exact inverse du travail de ses
collègues.
C'est un peu le contraire
avec la Donna Anna d'Anja Harteros : cette fois, on attendrait davantage
d'implication dramatique et une projection vocale plus consistante. Néanmoins,
la caractérisation est au globale émouvante et l'artiste
remplit son contrat.
J'avoue ma relative déception
devant Hei-Kyung Hong, plus concernée dans d'autres rôles
: cela reste très honnêtement chanté, mais la soprano
est capable de faire infiniment mieux.
Pour la circonstance, James
Levine s'est rétablit de la léthargie qui semblait le caractériser
récemment : les tempi sont vifs, l'orchestre brillant, concluant
avec brio l'ironique sextuor.
Placido Carrerotti