Photo - Luana de Vuol (Elektra)
et Snejinka Avramova (Clytemnestra)
Crise de famille
chez les Atrides
Ce spectacle était
très attendu du fait de la mise en scène de Stéphane Braunschweig
dont les précédentes approches d'opéra ont fait date avec, pour
ne parler que des plus récentes, une exceptionnelle Jenufa
au Chatelet et une superbe Affaire Makropulos coproduite par
le Festival d'Aix en Provence et La Monnaie de Bruxelles. Le sujet
d'Elektra paraissait convenir parfaitement à ce metteur en
scène brillant, et directeur d'acteurs exigeant, qui excelle dans
des ouvrages mettant à nu les passions et les pulsions des
personnages, tels ceux cités ci-dessus.
L'univers étouffant
et glauque d'Elektra, la démence des personnages,
l'exacerbation des sentiments, beau programme en effet pour
Braunschweig ! Tout d'abord, Braunschweig évacue quasiment toute référence
à la tragédie antique. Il ne fait d'ailleurs que suivre
Hofmannsthal qui transforma la tragédie de Sophocle à la
"sauce début XXe", époque fortement marquée par les découvertes
freudiennes, mais cette absence de référence à l'antique, qui va
même jusqu'à un décor volontairement a-stylé, vise à concentrer
l'action sur cette famille qui se déchire et qui s'autodétruit.
D'où un décor représentant différentes pièces du palais, très
dénudées, dont la salle de bains, qui devient le centre de
l'action car c'est là où Agamemnon fut assassiné, dans sa
baignoire. C'est donc, logiquement, cette baignoire autour de
laquelle gravitent tous les personnages. Cette présence, très
crue, est une trouvaille scénique extraordinaire. Ce dénuement des
décors met en effet en valeur tous les objets qui s'y trouvent:
cette baignoire, on ne peut l'oublier tant sa présence est écrasante,
de même, les lits (en fait des matelas à même le sol) aux draps
chiffonnés, évoquant les ébats de Clytemnestre et d'Egisthe, ou
le sommeil agité d'Elektra, crèvent les yeux. Nous voyons
effectivement la chambre, aux murs rouge sang, de Clytemnestre, puis
celle d'Elektra. Et oui, il y a des changements de décors dans
cette Elektra !, du moins des modifications de l'espace scénique,
ce qui rend très vivante cette mise en scène (là encore, volonté
de se démarquer d'un certain statisme qu'on associe souvent à la
tragédie antique). Nous voyons aussi des couloirs, des escaliers très
étroits, des portes aux miroirs sans tain, où tout le monde semble
espionner l'autre, où tout le monde semble fuir, s'esquiver, un véritable
labyrinthe ce palais...
Une telle esthétique repose donc beaucoup sur la direction
d'acteurs, mais nous savons depuis longtemps que Braunschweig
excelle dans ce domaine, n'oublions pas qu'il est, avant tout, un
homme de théâtre (il dirige actuellement le Théâtre National de
Strasbourg). Et cette direction d'acteurs nous réserve de grands
moments.
Il m'a semblé que Braunschweig insistait beaucoup sur le toucher.
Les
personnages se touchent beaucoup: Elektra et Chrysothémis, tête
contre tête, lorsque Chrysothémis évoque le frère disparu,
Clytemnestre, la tête sur les genoux de sa fille, quand elle sent
que celle-ci pourrait bien lui donner le remède contre les
cauchemars, les caresses quasi sensuelles d'Elektra à Oreste (il
flotte même un certain parfum d'inceste dans leur relation). Du
coup, quand Elektra repousse ensuite Oreste en lui disant "Tu
ne dois pas m'embrasser, j'ai honte devant toi", ces phrases
prennent un relief tout particulier... On comprend aussi à travers
ces quelques remarques que Braunschweig n'a pas voulu nous montrer
des personnages d'un seul bloc, et celà est remarquable: Elektra
peut être émue, elle peut être tendre, elle peut être aussi
enfant face à la mère, ses terribles accès de rage n'en prennent
que plus de relief. Chrysothémis n'est pas cette fille faible et
pleurnicharde, qui ne pense qu'à avoir des enfants, et qui ne
comprend rien à ce qui se passe, conception que l'on voit trop
souvent. Non, ici, c'est une belle femme, qui cherche à se préserver
de cet univers de fous mais qui se sent impuissante car elle
comprend qu'il lui est impossible d'en échapper. Son apparente
faiblesse n'est que désarroi face à des événements qu'elle
n'arrive pas à gérer. Clytemnestre n'est pas cette vieille femme
repoussante, au contraire, c'est une belle femme dont la sensualité
ressort beaucoup, le meurtre de son mari pour pouvoir favoriser son
amant Egisthe n'en est donc que plus crédible.
Bref, on l'aura compris, cette mise en scène passionnante met en
avant de manière remarquablement nuancée les conflits entre les
membres de cette famille, et pas seulement la sauvagerie ou l'hystérie.
Musicalement, c'est aussi une très grande réussite. Luana De Vol
est une Elektra magnifique. La voix est claire, les aigus solides,
et elle n'accuse pas la fatigue dans ce rôle écrasant. Mais
surtout (peut-être est-ce dû surtout à Braunschweig ?), elle
nuance son chant de manière peu commune dans ce rôle. Elle est
capable d'aigus piano de toute beauté, ce qui donne à son
personnage une féminité très sensible, et comme son physique
n'est pas (trop) imposant, elle est tout à fait crédible scéniquement
! Bref, elle a tout ! Snejinka Avramova est une Clytemnestre
tout aussi subtile, et surtout une Clytemnestre qui chante. Que
n'a-t-on en effet entendu ce rôle "sprechgesangé" et/ou
crié (pitoyable Leonie Rysanek en fin de carrière...!), ici, nous
avons eu droit à du CHANT (de la part de tous d'ailleurs). Snejinka
Avramova possède des graves sonores et somptueux, ce qui est
indispensable pour ce rôle (que n'a-t-on en effet entendu des
sopranos en fin de carrière s'attaquer à ce rôle de mezzo,
histoire de dire qu'elles avaient "chanté" les 3 rôles féminins
d'Elektra dans toute leur carrière !) Clytemnestre est un rôle de
mezzo, c'est indéniable. Avec Nancy Weissbach, nous tenons une
Chrysothémis absolument superbe. Ce rôle est en effet un vrai
chemin de croix pour une soprano (l'écriture est terriblement
tendue, l'aigu sans cesse sollicité), et Nancy Weissbach est
passionnante de bout en bout. Elle tient la tessiture
remarquablement, sa voix est très belle et puissante, elle incarne
une Chrysothémis qui est véritablement la soeur d'Elektra, elle
n'est pas dans l'ombre, superbe ! Oreste est un rôle payant. Rôle
court, montant peu (c'est bien le seul !), musique magnifique, bref,
tout est là pour faire un tabac. Jürgen Lin fait un tabac. Ses
premiers mots vous clouent au fauteuil tant la voix est belle et
riche. La suite est à l'avenant. Magnifique. Difficile de voler
aussi haut pour les rôles "secondaires". Il faut malgré
tout remarquer de très belles sopranos dans les servantes, mais hélas
des hommes faibles dans les serviteurs et compagnons d'Oreste.
Les effectifs requis, et l'écriture extrêmement chargée et
virtuose, font de l'orchestre un personnage à part entière dans
Elektra. Il faut donc un orchestre et un chef à la hauteur. C'était
le cas ici. L'Orchestre Philharmonique de Strasbourg a encore une
fois brillé par sa qualité. Tous les pupitres sont à féliciter,
mais c'est surtout les cordes qui ont fait mon admiration. Les 130
musiciens requis par Strauss ne pouvant rentrer dans la fosse de
l'Opéra de Strasbourg (nous devions en avoir environ 80), ce sont
les cordes qui furent bien sûr les plus sacrifiées au niveau des
effectifs. Or quand on voit que la partition réserve des passages
à une dizaine de parties rien que pour les cordes (!!), on comprend
que tous les musiciens devaient donner leur maximum, et ce fut le
cas. Vraiment une prestation remarquable. Il faut dire que la
direction de Jan Latham-Koenig ne ménageait pas leur énergie.
Direction très allante, très dramatique, sans temps mort, tout
s'enchaîne sans répit, comme un tourbillon. Mais il sait nous réserver
aussi des moments de douceur exceptionnels, tels le récit des
cauchemars de Clytemnestre (cuivres splendides), inquiétant à
souhait, l'entrée d'Oreste (toujours ces superbes accords de cuivre
piano), ou le récit d'Elektra à Oreste, un déluge de sensualité.
Petit bémol, l'absence du choeur (dans le lointain et dont le rôle
est mineur certes), à la fin de l'ouvrage, après les deux
meurtres. Encore une fois, Koenig nous prouve qu'il excelle dans le
répertoire lyrique du XX° siècle.
Salles pleines pour un opéra pourtant loin d'être
"facile", et triomphe à chaque fois !
Pierre-Emmanuel
Lephay