UN
COUP DE HACHE DANS L'EAU
Dernier ouvrage de la saison, cette
nouvelle Elektra est également une des rares véritables
nouvelles productions proposées par Gerard Mortier. Cette première
saison repose en effet essentiellement sur des reprises du répertoire
du théâtre et sur des ouvrages créés à
Bruxelles ou à Salzbourg sous les précédents mandats
du nouvel administrateur.
L'oeuvre, un des "tubes" du répertoire
pourtant, n'avait pas été vue à l'Opéra de
Paris depuis 1992 (1) : la précédente mise
en scène n'ayant pas laissé un souvenir particulièrement
significatif, on pouvait comprendre le retour de l'ouvrage dans une nouvelle
production.
La première représentation
a été particulièrement mal accueillie par le public
(on serait tenté d'écrire : "comme d'habitude") : préméditant
cette réaction (ce qui en dit long quelque part ...), le metteur
en scène a salué, un petit coeur rouge à la main,
histoire de signifier qu'il ne leur en voulait pas.
A ceux qui accusent Matthias Hartmann
d'une volonté forcenée de provocation, nous ne saurions trop
conseiller d'éviter les scènes germaniques : si le présent
travail n'est pas exempt de critiques, on n'est très très
loin des outrances des théâtres allemands (2).
Censé incarner un monde de laideur,
le décor est plus mal foutu que franchement laid. La scène
est encombrée d'un gigantesque "trou" entouré d'une rubalise
jaune et noire, type "scène du crime" ou "chantier interdit au public".
Les chanteurs gravitent autour de celui-ci, sur des passerelles ou carrément
sur le devant de la fosse ; d'où certaines difficultés à
trouver un endroit où se poser pour chanter : une manière
de nous faire comprendre que, même mort, ce satané Agamemnon
prend toujours de la place ! Finalement, les interprètes terminent
souvent devant le trou du souffleur, tout comme à l'Alcazar de Rodez
avant guerre.
Un mur noir vient clore le fond de
la scène, percé d'un rectangle qui figure une sorte de loggia.
Clou du spectacle (et prétexte essentiel à l'ire du public),
un "lavomatic" à droite, aux murs embués, dans lequel s'activent
les diverses servantes.
Au-delà de son absence de lisibilité,
un des principaux défauts du décor est de n'être nullement
propice à la réverbération des voix : même la
puissante Deborah Polaski a parfois un peu de mal à se faire entendre
; les suivantes sont tantôt inaudibles, tantôt bizarrement
présentes : si ce n'est pas sonorisé, c'est en tout cas bien
imité.
Les costumes sont ce qu'il y a de mieux
dans le genre "on voit ça depuis 20 ans" : loques pour Elektra (justifiées
par le livret) ; robe bleue très "petite bourgeoise" pour Christothémis
; déguisement de star du muet pour Clytemnestre ; complet noir,
chemise noire, lunettes, barbe et cheveux mi-long pour Oreste : on dirait
un joueur de viole sorti d'un orchestre baroque ; vague look "country"
pour Egiste. La routine, quoi.
En dépit de cette esthétique
un peu quelconque, Hartmann propose quelques pistes originales, notamment
autour du personnage d'Oreste. Celui-ci nous est présenté
comme un personnage faible, victime du destin, à l'opposé
du héros viril et vengeur habituellement figuré. Paradoxalement,
nous retombons pourtant dans le stéréotype : un "petit gros
barbu" est faible ; un "grand costaud" est fort. Un résultat à
l'exact opposé de la volonté de démonstration.
Au final, Oreste ne revêtira
que quelques secondes le costume royal (inspiré de celui de Dark
Vador dans Starwars) : une manière de signifier le renoncement
à la vengeance comme moyen d'obtenir le pouvoir par la violence.
D'autres passages sont plus contestables,
tel celui "de la hache". Elektra est sur le devant de la fosse ; Oreste
se retourne vers elle avec un geste d'impuissance : ce ballot a oublié
la hache vengeresse ! Elektra farfouille frénétiquement dans
son sac où elle finit par retrouver l'objet du crime entre deux
ours en peluche. Inutile de dire que la représentation traditionnelle
est beaucoup plus forte : Elektra ne vit le meurtre vengeur qu'au travers
des cris des victimes.
D'autres scènes, enfin, sont
franchement incompréhensibles : au démarrage, la cinquième
suivante (la plus sensible au malheur d'Elektra) est représentée
en foulard islamique, tentant une prière sur un tissus taché
du sang d'Agamemnon et finissant tabassée par ses paires dans le
fameux "lavomatic" (3).
Au global, cette Elektra n'est
certainement pas une réussite, mais ne valait tout de même
pas une telle réaction d'hostilité.
Vocalement, on est loin des fastes
déjà évoqués.
Deborah Polaski chante depuis des décennies
les rôles les plus lourds du répertoire : à ce stade
de sa carrière, son état vocal est relativement miraculeux,
mais insuffisant dans l'absolu. La chanteuse "gère" le rôle
plutôt qu'elle ne le vit : l'entrée est très précautionneuse
; certaines phrases piano n'ont d'autre but que d'économiser une
voix devenue métallique, au vibrato pas toujours maîtrisé.
Au fur et à mesure que la représentation avance, l'artiste
donne plus de voix, ne se libérant que dans la dernière scène.
Malgré le travail dramaturgique, l'approche du personnage reste
somme toute routinière.
A ses côtés, Eva Maria
Westbroek est une Chrysosthémis splendide, véritablement
lumineuse : on pense à la jeune Studer. Mais à la différence
de celle-ci, la jeune Néerlandaise ne se donne jamais vraiment à
fond et ne construit aucun personnage.
C'est tout le contraire avec Felicity
Palmer, Clytemnestre complexe d'une exceptionnelle vérité
dramatique, compensant par son engagement un timbre devenu agressif.
La mise en scène fait d'Oreste
le "maillon faible" de la famille : mission remplie avec Markus Brück,
chanteur effectivement insipide vocalement et scéniquement (4).
Jerry Hadley campe un Egiste veule
à souhait, vulgaire mais séduisant (une dimension qu'on occulte
habituellement dans les mises en scène de l'ouvrage, et pourtant
indispensable à la compréhension du meurtre de l'époux
de Clytemnestre).
Dans la fosse, Christoph von Dohnanyi
a choisi de gommer les aspérités orchestrales d'un ouvrage
à la limite de l'hystérie. Le résultat sonore est
magnifique mais particulièrement indigeste sur le plan théâtral
: ici, pas un mot plus haut que l'autre, pas de sauvagerie, pas d'inquiétude,
rien que du beau son. Or Elektra n'est pas le Chevalier ni
Capriccio, et cette approche finit par distiller l'ennui : un comble
pour un tel ouvrage.
Ni véritable échec, ni
réussite notable, cette nouvelle Elektra ne marquera pas
longtemps nos mémoires.
Placido CARREROTTI
______
Notes
1. En novembre 1992,
Eva Marton fut la dernière Elektra de Bastille, aux côtés
de Trudeliese Schmidt et d'une jeune débutante, qui depuis a fait
du chemin, Deborah Voigt. Côté messieurs : Kenneth Riegel
et Philippe Rouillon. La direction orchestrale était assurée
par Jiri Kout. Quelques semaines auparavant, Gwyneth Jones avait interprété
le rôle aux côtés des mêmes interprètes.
En mai de la saison précédente,
Jones chantait déjà le rôle, cette fois aux côtés
de Leonie Rysanek, de Sabine Haas, de Jean Dupouy et toujours de Philippe
Rouillon. La direction était cette fois assurée par Michaël
Schoenwandt.
En avril 92, la production de David
Poutney avait été créée par Gabriele Schnaut,
Helga Dernesch, Karen Huffstodt et les mêmes partenaires masculins.
Il faut remonter à 1987 pour
les dernières représentations d'Elektra à Garnier,
deux distributions ayant alternées cette saison. En janvier : Hidegarde
Behrens, Christa Ludwig, Jeanine Altemeyer, Jean Dupouy et John Brocheler
sous la direction de Seiji Ozawa (mise en scène de Jean-Emile Deiber,
époux de Madame Ludwig). En avril et mai : Gwyneth Jones, Helga
Dernesch ou Christa Ludwig, et Cheryl Studer, sous la baguette de Kent
Nagano cette fois.
Sans remonter aux légendaires
représentations de 1975, sous la baguette de Karl Böhm et avec
Birgit Nilsson, Leonie Rysanek (en Chrysosthemis cette fois) et Astrid
Varnay, ni évoquer les autres théâtres parisiens qui
monté l'ouvrage, on peut donc dire que Paris a été
plutôt gâté en matière d'Elektra.
2. Récemment,
on a pu voir un Rigoletto à l'Opéra de Munich revu
façon Planète des Singes...
3. A moins qu'il ne
s'agisse d'une "fine" allusion aux attentats du 11 septembre : le "trou"
figure "Ground Zero" et le passage à tabac, la vengeance aveugle
sur les musulmans irakiens ; j'espère sincèrement me tromper.
4. Là encore,
on s'interroge sur une sonorisation éventuelle.