Mozart chez les Talibans
Si l'opéra est aujourd'hui sous
l'emprise de beaucoup de metteurs en scène soucieux de réexpliquer
le fil à couper le beurre, le talent d'Eike Gramss, également
directeur du Stadttheater de Berne, offre une véritable leçon
de théâtre que bien de nos "grandes" signatures auraient intérêt
à consulter. Dirigeant ses chanteurs dans une comédie observée
jusque dans ses moindres détails, il réussit, avec cette
production de L'Enlèvement au sérail, un véritable
tour de force. S'autorisant toutes les audaces, il va jusqu'à reprendre
les dialogues du singspiel de Gottlieb Stephanie, le librettiste de Mozart,
non seulement pour les adapter à une langue plus en phase avec notre
époque mais encore pour les dynamiser dans la diversité linguistique
qui peuple nos jours de "mangeurs d'actualités télévisées
".
Ainsi Konstanze est espagnole et Blonde,
anglaise. Toutes deux sont retenues prisonnières par un Bassa Selim
et un Osmin gardes-chiourmes afghans. Les sauveteurs des deux donzelles,
Pedrillo et Belmonte, sont espagnols. Jusque-là, ce qui pouvait
apparaître comme un simple choix scénique, se corse quand
on découvre que chacun s'exprime dans sa langue natale. Seul le
cultivé Bassa Selim baragouine tant l'espagnol que l'anglais. Sur
scène, les dialogues s'élèvent alors dans un charabia
linguistique (presque) totalement incompréhensible pour la plupart
des spectateurs. Si l'on précise qu'aucun surtitrage n'est installé,
c'est dire qu'il incombe à la seule direction d'acteurs et à
la mise en scène d'illustrer l'intrigue. Et pourtant, Eike Gramss
ne s'autorise aucune zone d'ombre dans le déroulement de l'action,
laissant à la seule musique des gestes et des mots le soin de forcer
la compréhension. Un coup de maître !
Günter Missenhardt (Osmin),
Sirkka Lampimäki (Blonde)
© DR
Comme dynamisé par cette périlleuse
entreprise déclamatoire, chaque protagoniste se jette à corps
perdu dans l'aventure merveilleuse du talentueux conteur d'histoire qu'est
Eike Gramss. Le décor (Christoph Wagenknecht), un plateau caillouteux
traversé par une tuyauterie d'eau rouillée et défectueuse,
s'avance sur un fond de sommets enneigés dont la lumière
varie (Jacques Battocletti) au fil de la journée. De chaque côté,
les loges de scène ont été réquisitionnées
pour abriter le harem. Pour sa prise de rôle, le jeune et attrayant
ténor iranien (!) Mehrzad Montazeri (Belmonte) aborde son personnage
avec une voix parfois encore un peu trop verte pour épouser les
douceurs du phrasé mozartien, mais la qualité de son émission
et sa justesse demeurent des atouts certains et remarquables. Vocalement
très à l'aise, la soprano finlandaise Sirkka Lampimäki
(Blonde) se fait détestable à l'envi grâce à
un excellent sens du comique. Michael Nowak (Pedrillo), sachant contenir
la puissance de son instrument, possède son rôle à
la perfection. Après quarante ans de carrière, Günter
Missenhardt (Osmin) reste une basse d'une admirable santé vocale.
Il fait de cet Osmin un personnage touchant par son imbécile obéissance.
En sosie du président afghan Hamid Karzai, l'acteur suisse-allemand
Daniel Ludwig (Selim Bassa) gère superbement ses colères,
ses impatiences et ses amours déçues. S'emportant contre
ses sujets, cherchant à comprendre ses prisonniers, il incarne un
personnage d'une profonde magnanimité.
Si la mise en scène reste l'élément
moteur de cette production, la présence solaire de la soprano Simone
Nold (Konstanze) fixe la beauté du spectacle. La soprano allemande
ne possède pas seulement un magnifique instrument qui sert avec
brio la partition, elle est également habitée d'une sensibilité
extrême qui s'exprime d'un bout à l'autre de sa prestation.
Après un "Ach, ich liebte, war so glücklich." touchant de désespoir,
son "Traurigkeit ward mir zum lose" rejoint des sommets de l'émotion.
Favorisant alors un chant plus intérieur, plus inspiré, moins
démonstratif, sa complainte, susurrée jusqu'à la limite
d'un son éthéré comme le froissement d'une étoffe
légère, s'inscrit comme l'un des moments les plus bouleversants,
les plus poignants de cette soirée.
Lorsque résonnent les premières
notes de l'ouverture, dures et saccadées, germe la crainte qu'un
certain militarisme gagne le Berner Symphonie-Orchester et la direction
de Srboljub Dinic. Mais bientôt le génie de Mozart s'impose
et domine cette soirée d'exception. Et ce n'est pas l'enthousiasme
affiché par la mezzo Agnès Baltsa, spectatrice attentive,
qui nous démentira.
Jacques SCHMITT