Ces
idiomes qui disparaissent
En interview Peter Eötvös
explique qu'il est fasciné par les traits de nos cultures engloutis
dans l'oubli. Il regrette, avec un zeste de révolte, que les dialectes
de sa région natale (la Transylvanie) soient peu à peu oubliés
parce que, dit-il, les jeunes préfèrent aller en boîte
(sic) ; ainsi, IMA qu'il nous donne à entendre ce soir est
un regard nostalgique vers ce qui n'est plus. Cette pièce relativement
courte est un développement d'une oeuvre précédente
(Atlantis, créée en 1995), elle comporte trois parties
et s'articule sur deux poèmes de Gerard Rühm et de Sandor Weores.
On reconnaît immédiatement la patte de l'auteur des Trois
Soeurs (lire
notre dossier) qui
dans cette oeuvre louche légèrement vers Luciano Berio. Un
choeur volumineux se pose sur un orchestre percussionneux et venteux, une
dizaine de membres du choeur psalmodient cette musique intrinsèquement
mystique. Intéressant, admirablement écrit, mais - peut-on
le dire sans rougir - ce n'est pas précisément le genre de
démarche artistique qui fera sortir les jeunes de leur boîte
de nuit. Et là se pose la question de l'accessibilité, d'un
genre qui ne cesse de s'éloigner des attentes d'un large public
et que seuls quelques experts apprécient avec effusion. L'intégrité
hante la démarche artistique de Peter Eötvös, ainsi son
refus de sombrer dans les règles du marché est-il louable,
mais je reste sceptique quant à l'impact d'une telle oeuvre sur
le vulgum pecus.
Une barbe noyée dans le sang
Avec Le château de Barbe-Bleue,
on saute à pieds joints dans ce que la musique du vingtième
siècle peut avoir d'immédiatement séduisante. La vision
d'Eötvös d'ailleurs est passionnante : dès les premières
mesures le chef prend le parti de contenir tout ce que la partition peut
avoir de rutilant, c'est un conte de fées obscur, sans crescendo
narratif vers l'horreur, ainsi à aucun moment ne sera-t-on dupes
: Judith en posant son pied gracieux sur les dalles sanglantes du château
sait ce qui l'attend, elle n'est pas horrifiée par ce qu'elle découvre
chez Barbe-Bleue, elle adhère au lifestyle de son nouveau
conjoint. Le Château de Barbe-Bleue devient un archétype d'esthéticisme
huysmanien.
Hongrois rêver
Pour ce concert qui flaire bon la Hongrie,
patrie de Bartok et d'Eötvös, l'Orchestre de la Radio Flamande
a eu le bon goût d'engager deux solistes de tout premier choix. On
retrouve avec grand plaisir la mezzo-soprano Cornelia Kallisch qui dessina
à Bruxelles de passionnantes figures de Kundry et de Paulina (Wintermärchen),
on lui doit aussi une mémorable interprétation du Chant de
la Terre, dirigé par Michael Gielen. L'artiste semble adhérer
complètement à la vision d'Eötvös, son interprétation
se défait de toute naïveté nuptiale. On connaît
la grande qualité musicale de Kallisch, son sens aigu de l'interprétation,
cette heure passée avec elle est un véritable bonheur. Son
comparse, la basse Guidon Saks impose sa belle autorité avec une
facilité d'émission qui fait plaisir à entendre. L'orchestre
de la Radio Flamande livre ici une prestation tout à fait satisfaisante.
Lionel ROUART