UNE DIVA UN PEU INHUMAINE...
Un spectacle auquel participe Jessye
Norman est toujours un événement, d'autant plus que les occasions
de la voir sur scène sont devenues plutôt rares. Cependant,
celui réalisé l'an dernier "autour", c'est le terme qui semble-t-il,
convenait, du "Voyage d'Hiver" de Schubert par Robert Wilson, également
au théâtre du Châtelet, avait reçu un accueil
mitigé.
Celui-ci, constitué par deux
oeuvres rarement données ensemble, pouvait inquiéter à
priori. Cependant, même si le résultat obtenu laisse un peu
sur sa faim, il est quand même moins décevant, et surtout
moins ìanti-musicalî que le précédent.
Le metteur en scène autrichien
André Heller, qui signe ici sa première mise en scène
lyrique est une personnalité tout à fait particulière,
hors normes, à la fois écrivain, chansonnier, auteur d'installations
plastiques.
Certes, on peut considérer que
le fil conducteur majeur de ce spectacle est l'attente tragique de deux
femmes. L'une, celle d'Erwartung, erre dans la forêt, à
la recherche de son amant, pour finir par le découvrir assassiné
dans une maison isolée, dont elle s'enfuit, affolée. L'autre,
celle de La Voix Humaine, est dans la même recherche, mais
de façon quasiment virtuelle : il est au téléphone,
elle le supplie, il finit par lui annoncer qu'il va se marier avec une
autre, il est heureux et cruel, elle, désemparée, perdue.
Cependant, hormis ces similitudes,
les deux oeuvres sont très différentes.
Erwartung, monument musical
et littéraire d'une modernité et d'une violence inouïes,
puise ses sources chez Wagner et Strauss. Quant au livret, il est pétri
d'expressionnisme et de références psychanalytiques, et se
réfère aussi au Théâtre Intime de Strindberg.
Jessye Norman - Erwartung
(crédit photo : Carol Friedman)
La Voix Humaine, composée
trente-cinq ans plus tard, quelques années après le Dialogue
des Carmélites, participe cependant d'une esthétique
plus classique, moins novatrice ; quant au texte de Cocteau, malgré
ses qualités, il est également assez conventionnel dans sa
structure, très quotidien, voire précieux et même un
peu démodé. La confrontation avec Erwartung, surtout dans
l'ordre choisi pour le spectacle (à savoir d'abord Erwartung,
puis La Voix Humaine) se révèle plutôt cruelle
pour la seconde, et met en évidence la supériorité
de la première.
Il n'est donc peut-être pas surprenant
que, compte tenu des différents paramètres en présence,
et, point non négligeable, de l'exceptionnelle personnalité
de Jessye Norman, Erwartung soit globalement plus réussi.
"T'approches-tu de nouveau de la
lumière
Pour guérir les ailes que
l'obscurité brûla ?"
Arnold Schönberg,
L'Echelle de Jacob
Cette phrase énigmatique
figure en lettres blanches sur le rideau noir disparaissant peu à
peu pour faire place au superbe décor de Mimmo Paladino. Etrange,
barbare, parsemé de masques et de statuettes, sculpté par
la lumière, il instaure un climat angoissant, et en même temps
un peu magique.
Jessye Norman apparaît coiffée
d'une sorte de turban et vêtue d'une robe ample dans des tons bleu
sombre qui n'est pas sans rappeler sa tenue de scène du Voyage
d'Hiver. Sorte de divinité primitive parmi d'autres, elle se
déplace sur la scène de manière lente, un peu rituelle,
avec une gestuelle très étudiée, relevant plus de
la chorégraphie que de la mise en scène.
La scène finale est très
forte : la maison au centre du décor s'ouvre comme un cercueil futuriste
violemment illuminé, symbole, sans doute, de l'amant assassiné.
La mort n'est-elle pas aveuglante ?
Outre ce beau travail scénique,
plus plastique que théâtral, et au demeurant assez déroutant,
on peut saluer la direction inspirée et forte de David Robertson
à la tête de l'Orchestre National de Lyon et surtout la performance
de Jessye Norman, dans une grande forme vocale, pour laquelle cette partition
difficile, paroxystique, semble un jeu d'enfant. Sa longue fréquentation
du répertoire allemand y est sans doute pour quelque chose, ainsi
que la puissance, l'homogénéité et le velouté
de sa voix, absolument intacts, alors qu'elle a - déjà -
cinquante-sept ans.
Il convient par ailleurs de préciser
que la soprano américaine avait, en mai 1993, gravé cette
oeuvre chez Philips avec James Levine au pupitre, pour un enregistrement
(n° 4261261) complété par les Brettle Lieder (Chansons
de Cabaret), figurant toujours au catalogue international, mais semble-t-il
difficile à trouver désormais.
"Pour faire le coeur
On avait mis le feu à un
oiseau."
Jean Cocteau
Cette nouvelle phrase figure sur
le rideau de scène avant l'apparition du décor de La Voix
Humaine. Ce dernier, signé par André Heller, est plus
minimaliste, plus abstrait, comme un dialogue au téléphone
avec un interlocuteur que l'on ne voit jamais. C'est une projection fixe,
dans les gris, noir et rouge. Sur scène, un canapé blanc,
une table, un téléphone complètent le paysage.
Jessye Norman est vêtue d'un
grand kimono noir doublé de rouge et d'une robe noire soyeuse ;
elle est belle, noble, hiératique, une fois de plus, et il est clair
qu'elle n'a rien d'une victime, d'une femme défaite. Elle est trop
royale, trop "diva", et d'emblée, le processus ne fonctionne pas
aussi bien que pour Erwartung. En un mot, sa santé vocale
rend le personnage peu crédible.
Jessye Norman - La Voix Humaine
(crédit photo : Carol Friedman)
De plus, la diction en français
est souvent floue : Norman chante trop avant de dire. Sans doute la voix
est-elle trop grande pour cette oeuvre, qui tient surtout par le texte
: n'oublions pas qu'elle fut d'abord créée au théâtre
par Berthe Bovy, en 1930, avant d'être mise en musique par Poulenc.
Il est clair qu'une voix moins belle, puissante, éclatante, large,
mais plus fragile, et presque cassée parfois, sans aller cependant
jusqu'au modèle assez léger de sa créatrice, Denise
Duval, eût été plus adéquate.
Déjà le Châtelet
avait monté La Voix avec Gwyneth Jones en mai 1989 ainsi
qu'Erwartung en novembre 1995, avec Anja Silja, mise en scène
pour cette dernière par Klaus Michael Grüber.
Ces deux très grandes artistes,
à la voix sans doute moins belle et parfaite que celle de Norman,
avaient, chacune à sa façon, livré une lecture fort
passionnante des oeuvres : Jones, pour sa compréhension du texte,
le caractère déchirant et intense de son interprétation,
même si, une fois de plus, la voix était un peu surdimensionnée,
et Silja pour son adéquation vocale et scénique totale à
l'oeuvre, aidée en cela par le travail très psychanalytique
de Grüber.
En fait, ces deux oeuvres n'ayant pas
été écrites pour la même voix, il était
presque inévitable que le caractère tellurique et cosmique
d'Erwartung corresponde mieux à cette artiste que l'univers
un peu suranné, intimiste, presque décadent de La Voix
Humaine, et que ses moyens vocaux exceptionnels la conduisent à
se sentir plus à l'aise dans les cris de douleur et de colère
de la première que dans les gémissements de la seconde.
Donc, si on ne peut que saluer son
travail et rendre hommage à sa remarquable performance, force est
de constater que sa prestation peu émouvante dans La Voix
de Cocteau/Poulenc contribue à donner d'elle l'image d'une diva
un peu inhumaine.
Juliette Buch