Eugène Onéguine
clôturait la saison 2001-2002 du grand Théâtre de Genève,
saison, dont on peut, pour le moins, dire qu'elle fut placée sous
le signe de la douche écossaise. Alternant les désastres
(une Maria di Rohan calamiteuse, une Manon Lescaut sans éclat)
avec les succès (Lady Macbeth de Mzensk, des Contes d'Hoffmann
superlatifs, un Crépuscule des dieux, derniers feux de l'ère
Auphan), Jean Marie Blanchard a orienté résolument ses projets
de façon thématique avec à l'horizon un cycle d'opéras
russes et une série d'oeuvres post romantiques.
L'oeuvre phare de Tchaïkovski
n'avait pas été représentée à Genève
depuis 1986 dans une mise en scène de Johannes Schaaf. La production
proposée aujourd'hui, en fait une coproduction avec Saint Etienne
et Nancy-Metz, est mise en scène par Alain Garrichot. Le moins que
l'on puisse dire est qu'elle ne révolutionnera pas la vision que
l'on avait du dandy cynique et séducteur. Respectant l'unité
de lieu pendant les deux premiers actes (une forêt de bouleaux symbolisée
par des troncs d'arbres nus verticaux), Garrichot conserve volontairement
l'aspect naturaliste de l'oeuvre avec des costumes et des danses typiquement
slaves. Au dernier acte, lors de la scène du bal, la forêt
laisse place à une scène totalement nue, seulement occupée
par les choeurs et les protagonistes. Les choeurs, dont le visage est masqué,
encerclent Onéguine, le rendant prisonnier de sa propre attitude,
et de sa propre destinée. Seule Tatiana lui laissera, l'espace d'un
instant, l'espoir d'échapper à son propre cynisme.
Musicalement, l'orchestre de la Suisse
Romande était dirigé d'une manière très rigoureuse
par Louis Langrée. Faisant ressortir avec acuité les chatoiements
typiquement slaves de la partition, le chef réussit à rendre
distincts les moments d'aparté, si caractéristiques de la
musique de Tchaïkovski et si difficiles à réussir sur
scène. La partie chorale, très développée,
est interprétée, comme toujours, avec brio par les choeurs
du Grand Théâtre. Sur le plan des solistes, nous sommes à
la fête !! Si l'Olga de Sophie Pondjiclis et la Larina de Valérie
Marestin paraissent sans grand relief, le reste de la distribution est
de très haut niveau.
La nourrice de Birgitta Svenden fait
entendre une superbe voix de contralto, et réussit à faire
passer dans ses brèves interventions toute la tendresse qu'elle
éprouve pour Tatiana.
Le Lenski séduisant et raffiné
de Marius Brenciu révèle toute sa sensibilité dans
son grand air, juste avant la scène du duel. Déjà
entendu à Tours dans le même rôle, l'Onéguine
de Laurent Naouri a considérablement approfondi sa conception. La
voix du baryton, glaciale aux deux premiers actes, presque sèche,
trouve au dernier actes des couleurs mordorées, une justesse de
ton et des accents désespérés trouvant leur apogée
dans la scène finale, où l'engagement du chanteur ne cède
à aucun moment à l'histrionisme. La voix, de plus en plus
belle, est conduite avec beaucoup de véhémence et d'expressivité.
Le superbe Prince Grémine de
Michail Schelomianski nous a littéralement ébloui le temps
de son air, si bref. Pendant un instant, le temps s'est arrêté.
Sûr de lui, comme en apesanteur, la classe de l'interprète
et la beauté de sa voix lui ont valu un triomphe considérable.
A noter la jeunesse de l'interprète, ce qui nous change des Grémine
mûrs et, partant, renouvelle la conception du rôle.
Le phénomène vocal que
constitue Alexia Cousin nous a laissé sans voix. Habituée
de la scène genevoise (Micaela au pied levé, Mélisande,
3eme Norne) la soprano française a littéralement conquis
l'auditoire par son interprétation. Le contraste entre la maturité
vocale et musicale de la chanteuse et son physique de petite fille ne laisse
pas d'étonner, et laisse même sourdre un certain sentiment
d'étrangeté. Parfaitement crédible physiquement (idéale
?), la largeur et la puissance de la voix ne l'empêchent pas d'aligner
de superbes pianissimi et une interprétation hors du commun.
Celle-ci trouve son apogée dans la scène de la lettre, fiévreuse,
habitée, rendant évidents les tourments et les hésitations
de cette enfant. Devenue adulte dans le troisième acte, Alexia Cousin
trouve dans la scène finale des accents tragiques accentués
par des fortissimi parfaitement maîtrisés. Une interprète
de grande classe.
Yann Salaün