Laisse
les gondoles à Venise
En janvier 2002, le Teatro Regio de
Parme créait l'événement en remontant dans une distribution
exceptionnelle le rare Marino Faliero de Gaetano Donizetti. On ne
peut que féliciter La Fenice d'avoir saisi au vol cette reprise
et de nous la proposer dans le cadre sobre, mais intime du Teatro Malibran,
dans la même mise en scène et avec le même "carré
d'as"
vocal qu'à Parme.
Quoique reprise sporadiquement, l'oeuvre
est loin de faire partie des standards de la Donizetti Renaissance; aussi
est-il nécessaire d'en résumer l'intrigue. Pour une analyse
détaillée de l'oeuvre, on se référera à
l'exceptionnelle
étude de Yonel Buldrini.
L'action s'articule autour de quatre
protagonistes et deux rôles mineurs vocalement, mais importants sur
le plan de l'intrigue.
Celle-ci dérive d'épisodes
historiques totalement sans rapport qui remontent à 1354 (l'honneur
de la femme du Doge mis en doute par le jeune patricien Steno) et 1355
(une révolte populaire).
Marino Faliero est le Doge : c'est
un homme mûr (historiquement, il est élu à 70 ans)
qui connut son heure de gloire à la bataille de Zara.
Elena, sa femme, a eu quelques faveurs
(lesquelles ? ce n'est pas bien clair au début) pour Fernando Faliero,
neveu du Doge.
Israele Bertucci, chef de l'Arsenal
et conspirateur en devenir, représente ici le Peuple, scandalisé
du comportement de l'élite patricienne; c'est un ardent partisan
du Doge qu'il suivit à Zara.
L'action démarre alors que Steno
(amoureux éconduit d'Elena) vient de commettre une inscription injurieuse
à l'égard de celle qui l'a rejeté, mettant en doute
sa fidélité au Doge (ce qui n'est pas faux ...).
Ce même Steno s'attire l'inimitié
des ouvriers de l'Arsenal quand il leur reproche de ne pas avoir terminé
sa gondole alors que tous travaillent sans relâche à la réparation
de bateaux de guerre.
Outré, Israele, après
s'être remémoré le passé (air) jure de se venger
des patriciens (cabalette).
A la scène suivante, nous découvrons
Fernando: ne pouvant supporter l'outrage fait à la Dogaresse (air),
il a décidé de quitter Venise (cabalette (1)
). La Dogaresse a le bon goût d'arriver
à ce moment là, ce qui nous vaut ... un beau duo étranger
à la progression de l'action et au terme duquel on en reste là
: Fernando s'en va et tout le monde est bien triste.
De son côté, le Doge n'est
pas content : l'insulteur Steno a été identifié, mais
sa condamnation est ridiculement légère, une preuve supplémentaire
du mépris des patriciens (guidés par Leoni) envers ce Doge.
Israele vient alors conter ses griefs
envers le même Steno : hélas, comment le Doge pourrait-il
lui rendre justice alors qu'il ne peut le faire pour lui-même ? A
l'issue du duo (2),
Israele convainc le Doge de participer au complot que ses partisans élaborent
: rendez-vous au Palais de Leoni, à l'occasion du bal masqué
organisé le soir même par celui-ci.
Steno, pourtant condamné à
un bref exil, s'est invité au bal et se fait connaître de
Leoni (ça ne le gêne pas plus que ça).
Israele et Faliero complotent : le
plébéien a près de 300 hommes derrière lui
(dont Beltramo, un sculpteur un peu louche) . Rendez-vous est fixé
pour le soir même.
Elena arrive sur ces entrefaites. Un
homme la suit depuis son arrivée au bal; on découvre bien
vite qu'il s'agit de Steno ; ceci qui nous vaut un bel ensemble (comparable
au sextuor de Lucia) au terme duquel Fernando provoque Steno en duel. Celui-ci
se tiendra la nuit même, et par une coïncidence hautement opératique,
à proximité du lieu de rendez-vous des conjurés.
A l'acte II, après air et cabalette
du ténor, Fernando et Steno se massacrent joyeusement : pendant
ce temps, les comploteurs complotent (air de Faliero) jusqu'à ce
qu'on découvre les combattants et que Fernando meure dans les bras
de Tonton (cabalette).
A l'acte III, Faliero annonce la nouvelle
à son épouse qui réagit comme il se doit (3)
.
Dans la scène suivante, Leoni
annonce qu'un complot met en péril les patriciens : c'est en fait
un piège (les conjurés ont été entre temps
trahis par Beltramo) et le Doge se dévoilant comme conjuré,
signe ainsi sa perte.
A l'issue d'un rapide jugement, Israele
(air) est condamné à mort (cabalette) avec tous les
conjurés. Le Doge aussi (air et ... pas de cabalette); avant
de mourir, il aura le temps d'apprendre, de la bouche même d'Elena,
son infortune conjugale : bon Doge, il pardonne après un premier
moment de colère.
Quand on lui coupe la tête, sa
femme tombe évanouie et le rideau tombe, histoire de frustrer ceux
qui misaient sur une scène de folie finale.
Comme on le voit, on peut affirmer
avec une probabilité avoisinant la certitude, que Gérard
Mortier ne montera jamais Marino Faliero à l'Opéra
de Paris (ni même dans le cadre du Festival de la Ruhr, d'ailleurs).Pour
une fois, on ne lui en voudra pas complètement : l'oeuvre, malgré
les beautés et les originalités (4)
manifestes que détaille Yonel Buldrini dans son analyse, souffre
de deux maux bien réels.
Le premier, c'est un livret compliqué
où l'exposé des situations se fait au détriment de
l'évolution des personnages :
Fernando est amoureux,
L'insipide Elena devient hystérique
pour sa grande scène
Israele n'aime pas les patriciens,
Le Peuple n'arrête pas de râler,
Et le Doge est cocu (actes I, II,
III et IV s'il y en avait un)
Difficile dans ces conditions d'accorder
beaucoup d'intérêt à des personnages aussi monolithiques
et mal construits.
Le second, c'est la musique de Donizetti
: sans doute peu inspiré par ce livret anti-dramatique, le grand
Gaetano construit une partition dont les originalités mêmes
viennent mettre en évidence la convention.
Si on est surpris d'entendre du "jeune
Verdi" (certains passages préfigurent étonnamment Attila),
on préférerait quand même entendre ... du Donizetti
!
A l'inverse, les cabalettes
de Fernando flirtent effrontément avec Rossini (l'interprétation
de Blake n'y est pas non plus pour rien). Enfin, mélodiquement parlant,
on est loin de Lucrezia qui pourtant le précède immédiatement.
A ces réserves près,
il faut bien reconnaître que l'on passe une soirée assez exceptionnelle,
tant est grand l'engagement des interprètes envers l'ouvrage.
A tout seigneur tout honneur : j'avoue
que Michele Pertusi m'a surpris. Insolence vocale, projection, beauté
et autorité de la voix, aigus généreux, variations
intelligentes et audacieuses ... voilà un chanteur qui progresse
à son rythme (je l'avais entendu pour la première fois en
1989 face à Joan Sutherland et Alfredo Kraus dans de mémorables
Lucrezia justement), et vers les plus hauts sommets. Peut-être découvrirons-nous
en lui dans une dizaine d'années le "mieux chantant" des Philippe
II ... (5)
Que dire de Rockwell Blake, sinon qu'il
ne peut être comparé ... qu'à Rockwell Blake.
Le critique est impuissant à
décrire un art vocal de ce niveau (6)
. Même si une légère baisse vocale est indéniable
(les aigus sont moins généreux, le souffle un peu plus court
qu'il y a 10 ans, le grave un rien fragile (7)
... ), qui donc est capable de sortir des ré bémol avec la
facilité d'un sol chez Domingo, ou d'enchaîner les vocalises
sans sembler jamais reprendre sa respiration ? Et que dire de ces variations
stupéfiantes ou de cette virtuosité dans le jeu des registres
de tête ou de poitrine ?
Enfin, si la voix est moins puissante,
elle suffit amplement dans le cadre du Teatro Malibran.
Mariella Devia est une Elena de très
grande classe et on reste confondu devant une telle aisance vocale : certes,
la tendance à couvrir systématiquement les sons est un peu
frustrante, les suraigus sont plus rares que par le passé ... mais
la voix a gagné en épaisseur dramatique et les vocalises
restent hallucinantes. Sutherland est plus impressionnante ? Les sons filés
et le timbre de Caballé sont supérieurs ... Peut-être
: en attendant, c'est aux plus grandes que l'on doit comparer Mariella
Devia.
En putchiste, Roberto Servile est un
chanteur frustre en situation : même si cela gène moins le
personnage, on attendrait quand même un chant d'une autre qualité
dans ce contexte musical; la vocalisation est imprécise (à
la première, Servile frôle le désastre à son
entrée, obligé de marquer de la main le tempo dans l'espoir
de chanter en mesure avec l'orchestre).
Parmi les seconds rôles bien
tenus, mentionnons Massimiliano Tonsini, excellent en Leoni : je ne sais
pas si ce chanteur saura ultérieurement aborder de grands rôles,
mais nous serions amplement satisfaits si nous trouvions en lui un nouveau
Piero di Palma.
Enfin, les choeurs sont proprement
exceptionnels, avec un Conseil des Dix qui résonne comme 100 !
Les choses se gâtent un peu avec
l'orchestre. Sans gâcher le spectacle, Campanella reste inférieur
à ses interprètes, besogneux là où l'on attend
des nuances, sans toutefois être franchement mauvais. C'est d'autant
plus dommage qu'il dispose d'un orchestre de grande qualité (on
est loin de La Fenice d'il y a 20 ans), carrément irréprochable
pour cette série.
La mise en scène, assez conventionnelle,
a le mérite de donner un maximum de consistance dramatique à
l'oeuvre. En ce qui concerne les décors, les plus beaux sont directement
inspirés de l'Otello de Pier Luigi Pizzi.
En définitive, le grand mérite
de ce spectacle, c'est de finalement nous prouver que tous les ouvrages
de Donizetti méritent certainement une reprise de qualité
: malgré ses défauts, Marino Faliero demeure une belle oeuvre
recelant quelques perles uniques du génie donizettien qui valent
d'être sorties de l'ombre.
Placido Carrerotti
1. D'accord,
c'est pas tout à fait ça mais c'est l'esprit...
2. A quoi tiennent les révolutions
!
3. C'est à dire par un air
suivi d'une cabalette.
4. Contrairement à ce que pourrait
laisser supposer mon bref exposé, la partition recèle maintes
surprises.
5. J'ai l'air de prendre des risques,
mais dans 10 ans, qui se souviendra de cette critique !
6. Je ne peux pas ne pas faire le
rapprochement avec le chant d'Alfredo Kraus : avec le temps, celui-ci perdait
en souffle et en richesse de timbre mais, de la même manière,
progressait dans sa maîtrise vocale, touchant lui aussi, quoique
dans un ordre différent, au sublime.
A noter toutefois qu'une poignée
de spectateurs ont injustement chahuté Blake à l'issue de
a première cabalette : sans doute une conséquence
stupide d'un anti-américanisme de saison...
7. Dans les rôles trop exposés
dans le grave, Blake peut avoir tendance à "graillonner" : peut-être
est-ce la raison pour laquelle la seconde s ne comprend qu'un couplet,
ornementé directement dans l'aigu ?