DIABLEMENT RÉJOUISSANT
Après une absence de la scène
londonienne de près de 20 ans, cette nouvelle production du Faust
de Gounod, ouvrage cher au public britannique, constituait sans nul doute
l'événement le plus attendu de la saison du Royal Opera.
Guichets pris d'assaut, marché
noir, retransmission en direct : l'attente des spectateurs était
au rendez-vous. Du reste, la compagnie n'avait pas lésiné
sur les moyens, alignant une distribution "de rêve", avec un couple
lyrique très médiatique et un baryton-basse assez "people"
lui aussi. Qui plus est, un DVD était prévu en porte-clef
: hélas, les appétits financiers du ténor français
l'ont malheureusement fait capoter.
Le résultat est en grande partie
à la hauteur des attentes : malgré ses défauts, voilà
une série dont on se souviendra, et en particulier grâce à
la mise en scène très spectaculaire de David McVicar qui,
à l'inverse de l'insipide Faust parisien, assume toutes les
conventions du genre (et même toutes les élucubrations du
livret).
Au premier acte, nous découvrons
une loge d'avant scène côté jardin, un orgue et les
arcs-boutants d'une église côté cour, une malle au
premier plan dont le coffre s'ouvre pour devenir le miroir entouré
d'ampoules où Faust se démaquillera afin de rajeunir ; une
toile (au travers de laquelle apparaîtra Marguerite) clôt la
scène rappelant le grand rideau stylisé du Palais Garnier
: pour un peu, on croirait assister au Phantom of the Opera, le
musical
d'Andrew Lloyd Weber qui triomphe sur West End depuis une vingtaine d'années.
La providentielle malle fournira tout
le long de la soirée le matériel nécessaire : coupe,
fourche diabolique et même un pied-de-biche qui sera très
utile à Méphisto pour ramener à Marguerite "un trésor
plus riche encore que ceux qu'elle a vus en rêves" !
En fait, comme on le comprendra par
la suite, l'ingénieux décor (modulable) représente...
une représentation de Faust sur la scène de l'Opéra
de Paris à la création de l'oeuvre.
Ainsi, et dans la grande tradition,
Méphisto émerge du sol dans un nuage de fumée, arborant
"l'épée au côté, l'escarcelle pleine, un riche
manteau sur l'épaule".
Une fois rajeuni, Faust exécute
une roue digne d'un gymnaste, gratifie Méphisto d'un coup de fourche
sur le postérieur, et quitte la scène dans un éclat
de rire.
Le rideau de fond se lève pour
le deuxième acte, s'ouvrant sur une perspective pisseuse d'immeubles
vétustes : la foule, habillée comme en 1870, porte un Christ
en procession tandis que des enfants courent de part et d'autre en criant
"Vive la guerre" et en lapidant une effigie du Kaiser.
Entourés d'inquiétants
diablotins mi-acteurs, mi-acrobates, Méphisto fait jaillir du vin
du flanc du Christ, s'en repaissant avec délice ; après un
duel où Valentin brise son épée tandis que le Christ
s'effondre simultanément, la foule se retire en se protégeant
d'une croix, ce qui ne suscite qu'un sourire méprisant et sarcastique
de Méphisto.
Nouveau changement de décor
pour la "Valse" qui termine l'acte : nous voici au cabaret "L'Enfer", dans
l'entrelacs des piliers de la Tour Eiffel ; en fait de valse, nous auront
droit à un french cancan endiablé. Pour l'occasion, Faust
abandonne sa fourche pour une canne, ses cornes pour un haut de forme et
son pourpoint pour un frac !
L'acte III est de facture plus convenue,
l'appartement misérable de Marguerite apparaissant au milieu du
décor de la première scène de l'acte II.
Au début du IV, Marguerite prie
au pied d'une gigantesque statue (vous aurez deviné qu'il s'agit
de Méphisto lui-même) tandis que c'est Faust lui-même
qui joue de l'orgue.
A la scène suivante, le "Gloire
immortelle" est exécuté par une troupe militaire dont le
piteux état provoque les sarcasmes de nos diablotins ; quand tous
sont partis, seule reste en scène une triste femme, une fillette
à la main, éphémère moment d'émotion
de la soirée. Le reste est très classique, la mort de Valentin
ne semblant pas avoir inspiré McVicar.
La production bascule avec la Nuit
du Valpurgis : les "Reines de Beauté de l'Antiquité" sortent
elles aussi du sol, accueillies par un Méphisto travesti en Comtesse
de Castiglione, sorte de "drag queen" barbue, habillée en Reine
Victoria avec diadème et gants mi-bras.
Tandis que Faust est "en plein trip"
(les injections de drogue sont à la mode en Angleterre, depuis Sherlock
Holmes), le ballet attaque le premier mouvement dans une chorégraphie
démarquée de "Giselle" au milieu d'un décor de toiles
peintes vues de derrière, le fond de la scène étant
fermé par une peinture représentant la salle de l'Opéra.
Pour le second mouvement, une ballerine
blonde (Marguerite) vient se glisser parmi ses consoeurs qui, bien vite,
remarquent son état et la raillent en hurlant "Enceinte ! Elle est
enceinte !".
Au troisième mouvement, entourée
des "sylphides", Marguerite danse avec Faust une parodie de ballet romantique
: les figures usuelles du vocabulaire du ballet classique sont dévidées
alors que Marguerite se tord de douleur sous l'effort.
Au dernier mouvement, Marguerite est
chassée par ses consoeurs, transformées en véritables
harpies ; Valentin (le vrai cette fois, Simon Keenlyside) apparaît
ensanglanté et, dans une variation finale, s'écroule une
seconde fois transpercé sous les coups d'épée des
ballerines.
Comme on voit, une série de
scènes choc, dont on sort mal à l'aise ; un véritable
coup de poing à l'estomac.
L'ambiance retombe avec la scène
de la prison où l'on retrouve le décor de l'acte I et une
grille qui sépare Faust et Méphisto de quelques démentes
habillées et coiffées à l'identique ; la scène
qui suit le trio est assez énigmatique : cet ange aux ailes noires
est-il un envoyé de Dieu ou du diable ? On ne sait : Marguerite
sombre dans sa folie, Méphisto redescend aux enfers alors que ses
diables gémissent et Faust retourne à sa malle pour reprendre
son apparence initiale.
Défaut majeur de tout ceci :
un incontestable manque de cohérence, un certain nombre de passages
à vide et peu d'émotions. Au positif, une production incontestablement
spectaculaire qu'on reverra avec plaisir et qui tranche passablement avec
l'ordinaire de la maison.
Mais, nous le disions plus haut, tout
l'intérêt du public était fixé sur la prestation
des chanteurs. Comme nous allons voir, chacun se situe à un très
haut niveau et on en regrette d'autant plus les coupures pratiquées
: scène 1 de l'acte IV ("Air de la Chambre" de Marguerite et air
de Siebel qui suit) et les couplets bachiques de Faust à l'acte
V ; bizarrement, quelques mesures supplémentaires sont octroyées
à Valentin pour sa scène finale.
Dans le rôle du Docteur Faust,
Roberto Alagna est tout simplement superbe de style et de phrasé.
Maîtrisant parfaitement le souffle, il incarne une tradition quasi
belcantiste du rôle titre, dans la lignée d'un Alfredo Kraus.
Les suraigus sont de toute beauté (et parfois tenus au-delà
du raisonnable, mais ne boudons pas notre plaisir), la diction impeccable
: un régal.
L'artiste peine en revanche à
varier les couleurs de la voix : à la longue, il finit même
par lasser un peu, un comble eut égard à la qualité
de son chant.
Scéniquement, nous retrouvons
le cabotinage habituel dont nous gratifie trop régulièrement
cet artiste : la main sur le coeur, l'oeillade assassine à destination
de la bouchère du premier rang, le sourire ravageur du démonstrateur
de colle pour dentiers... Heureusement, David McVicar réutilise
ces défauts pour transformer notre Faust jeune en joyeux fêtard
à la limite du meneur de revue : en frac et chapeau haut de forme,
noeud papillon dénoué et canne sur l'épaule, notre
ténor a tout du Maurice Chevalier de la belle époque.
En définitive, du beau chant,
mais guère de noblesse et aucun sentiment : ce Faust nous épate
plus qu'il ne nous émeut.
Angela Gheorghiu est presque à
l'exact opposé : la voix n'est pas aussi à l'aise, avec quelques
trous dans le bas medium, la diction n'est pas toujours très claire,
les vocalises sont un peu à l'arrachée : seulement voilà,
il suffit qu'elle ouvre la bouche pour que l'émotion passe ; une
morbidezza
unique, une variation constante des couleurs de la voix, un jeu généralement
sans outrance (un ou deux effets à la limite du vérisme tout
de même) : voilà une magnifique incarnation de la pitoyable
héroïne de Goethe.
(Bryn Terfel) © DR
En Méphisto, Terfel peaufine
son incarnation de méchant déjà proposée aux
spectateurs parisiens dans Les Contes d'Hoffmann (tout récemment
publiés en DVD) : dominant son entourage de sa stature imposante,
il n'éprouve pas le besoin de forcer sa caractérisation pour
être inquiétant ; l'inconvénient c'est que, les yeux
fermés, il ne se passe plus grand-chose et l'on reste quelque peu
sur sa faim dans une réécoute sans support visuel ; à
quelques moments parfois, il se relâche inexplicablement, nous gratifiant
notamment d'une "sérénade" indigne, les valeurs n'étant
même plus respectées dans des éclats de rire plus proches
de l'aboiement que du chant.
Le Valentin de Simon Keenlyside remporte
l'unanimité des suffrages du public : scéniquement de belle
prestance, dispensant une voix magnifique avec juste ce qu'il faut d'émotion,
c'est un véritable luxe.
On peut en dire largement autant du
Siebel claudiquant de Sophie Koch, pourtant moins applaudi ("tubes" obligent)
: dans ce rôle habituellement sacrifié à des jeunesses
peu aguerries ou à des vétérans à bout de souffle,
la mezzo française offre tout ce qu'on peut attendre de mieux :
mezza
voce, pianissimi, aigus forte, les moyens sont au rendez-vous
; ils sont utilisés avec intelligence et finesse : rarement le personnage
un peu falot de Siebel nous aura paru aussi humain et touchant.
Matthew Rose est un Wagner efficace,
sonore et bien chantant ; plus problématique se révèle
la Dame Marthe de Della Jones, au timbre par trop juvénile, mais
qui fait bien son âge dès lors que ses moyens vocaux sont
effectivement sollicités.
Antonio Pappano dirige avec ardeur
un orchestre et des choeurs en progrès : on aurait sans doute pu
imaginer davantage de raffinement, mais, comme on l'aura compris, ce n'était
pas vraiment ni le lieu ni le moment. Sa direction revigorante sait, à
défaut d'émotion, communiquer beaucoup de plaisir et d'enthousiasme.
Une lecture qui se défend et que la réussite globale de la
soirée justifie totalement.
Placido CARREROTTI