Etre original et dépoussiérer
un Nième Faust n'est certes pas facile !
Jean-Louis Martinoty a habitué
le public de l'Opéra de Paris à des mises en scène
nouvelles, dérangeantes, parfois exagérément. Il s'en
est donné à coeur joie dans cette nouvelle production du
San Carlo de Naples, voulant sans doute marquer de sa patte cette oeuvre
comme l'avait fait en son temps Lavelli à Bastille.
Dès le lever du rideau, l'attention
est captée par un décor en triptyque : à gauche l'Eden,
avec jardin, bosquets, fleurs, à droite l'Enfer, avec bacchanale
et personnages hideux, au centre, la ville de Naples, figurée par
l'entassement d'immeubles, les fouilles de la colline du Vomero et sans
doute une éruption du Vésuve.
Une partie du décor s'ouvre
sur un gourbi genre étude notariale des siècles passés
aux clercs penchés sur leurs grimoires. Au premier plan, un Faust
vieux, grimaçant, fumant, marche péniblement. On réalise
assez vite que la voix sourde et sans éclat qui vient du fond du
plateau n'est pas celle de ce vieillard qui chante. Cette astuce scénique
destinée à accentuer la transformation, le rajeunissement
de Faust est intéressante, mais il faut bien admettre que c'est
la porte ouverte au play-back, totalement impensable à l'opéra
!
(Marcelo Alvarez)
© Luciano Romano
La kermesse du deuxième acte
est un pastiche des concours de danse retransmis à la télévision
avec des danseurs qui portent un numéro dans le dos. Ils tourbillonnent
dans une valse "endiablée" puis les protagonistes en frac sont peu
à peu remplacés par des squelettes...
L'acte III dit du jardin est assez
réussi, créant l'atmosphère par un jeu de panneaux
où sont peintes de grandes fleurs exotiques. Marguerite apparaît
sur un petit balcon qui s'ouvre dans le haut du décor. Le parallèle
entre les scènes de séduction des deux couples est assez
innovant : alors que Méphisto occupe Dame Marthe pour détourner
son attention des amoureux, on peut lire sur les lèvres de Faust
les paroles que Mephisto est en train de chanter. L'envoûtement de
Marguerite par ce machiavélique et très subtil diable, physiquement
présent, est figuré par l' enveloppement de la jeune fille
à l'aide d'un sautoir de grosses perles de plusieurs mètres
et par un étincelant collier à tête de serpent.
La scène de l'église
est très forte même si, selon le Corriere della sera,
Martinoty a dû édulcorer sa mise en scène après
la protestation d'une quinzaine de choristes qui refusaient de chanter
si un passage où le crucifix se voyait piétiné n'était
pas supprimé. Le jeu des panneaux et des lumières fait apparaître
une immense nef en croix, toute noire, l'assistance priant de chaque côté
en tournant le dos à la salle. Mephisto empêche Marguerite
d'entrer dans le lieu saint, les fidèles se retournent en brandissant
leurs chaises, lui font barrage et la font trébucher puis tomber
en transe.
Le retour des soldats à l'acte
IV est évoqué par un cercueil couvert d'un drapeau et porté
par quatre soldats qui lui rendent les honneurs militaires, suivis des
éclopés, blessés à vie, puis viennent les valides,
tristes, désabusés, comme dans une vraie guerre en somme
! L'esclandre entre Mephisto et Valentin qui veut se battre contre le séducteur
est suggéré par un habile jeu d'épées qui apparaît
et disparaît, transformant Faust en assassin malgré lui.
La Nuit de Walpurgis, sans son ballet,
devient une parodie de la Cène au cours d'un banquet où Mephisto
a réuni autour de lui douze "Reines de beauté de l'antiquité",qui
sont autant de mannequins de cire. Il rompt le pain et offre à boire
à Faust dans un calice ; certes, on est en enfer, mais quel sacrilège
aux yeux des chrétiens. Il n'y a pas que le monde du cinéma
qui choque les croyants actuellement ! Le fantôme de Marguerite,
autre mannequin de cire, apparaît dans un rayon lumineux, Mephisto
le chasse ... et lui décolle le chef d'un revers de main.
(Marcelo Alvarez & Darina Takova)
© Luciano Romano
Le comble du mauvais goût est
justement atteint au final lorsqu'on assiste à la décapitation
de Marguerite sur un échafaud, en hauteur, afin que tous puissent
profiter du spectacle du bourreau, son propre frère, qui l'exécute.
La tête de Marguerite se désolidarise de son corps, tombe
sur la scène avec un son mat et sourd. On se croirait au "boulevard
du crime"... Ce passage grand-guignolesque, parfaitement inutile et déplacé,
est encore renforcé par le geste de Siebel au moment de l'apothéose
de Marguerite absoute. L'éternel amoureux ramasse la tête
de Marguerite, la dépose religieusement dans une châsse dorée
puis conduit une procession de fidèles !
Sur le plan vocal, Darina Takova (soprano
bulgare) interprète magnifiquement le rôle de Marguerite,
articulant fort bien le français qu'elle ne parle absolument pas.
Sa voix est ronde, le médium et l'aigu bien projetés sans
excès, avec des demi-teintes qui accentuent la jeunesse du personnage.
Elle livre une ballade du Roi de Thulé intériorisée
et son air des bijoux, si souvent galvaudé, est donné avec
douceur et éclat.
Le Faust de Marcelo Alvarez s'avère
brillant, avec un aigu somptueux. Sa cavatine, où il tient le fameux
contre-ut plusieurs secondes et son si dièse dans l'accompagnement
de l'air final "anges purs, anges radieux", lui valent une ovation méritée
du public. On ne peut que regretter sa relative gaucherie comme acteur.
Le rôle de Méphisto n'a
plus aucun secret pour Ruggero Raimondi qui pourtant l'endosse pour la
première fois dans ce magnifique théâtre San Carlo.
Son registre grave est appauvri, mais on souhaite à beaucoup de
barytons-basses de conserver ce médium et cet aigu. Sa tenue de
scène est unique tant il est crédible, se meut avec aisance,
et parvient à traduire le machiavélisme du rôle par
ses intonations, ses gestes précis sans jamais être emphatiques.
Il reste un comédien très convaincant.
Franco Vassallo défend bien
le rôle de Valentin, souvent confié à un baryton sans
grande envergure, et triomphe particulièrement dans l' air "ô
sainte médaille". Sa voix est sans doute un peu ténorisante,
mais elle est claire, sonore et percutante.
Yves Abel assure la direction de l'orchestre
du San Carlo. Ce chef canadien qui jouit maintenant d'une réputation
internationale a commencé sa carrière au festival Rossini
de Pesaro et a déjà dirigé Faust à Bastille.
Il sait tirer des musiciens de Naples une sonorité moelleuse, ample
quand il le faut tout en évitant de sombrer dans le pompiérisme
qui plombe parfois le retour des guerriers ("gloire immortelle de nos aïeux"),
et caractérise les émotions, souligne les climats de la partition
avec une justesse de ton remarquable.
Finalement, le principal intérêt
de cette production réside dans le parti pris original de Martinoty,
qui a voulu faire de son Mephisto la figure centrale de Faust. Le
diable se révèle un élément idéologique
positif, sinon sympathique, parce qu'il lutte contre la vanité bourgeoise,
l'hypocrisie religieuse, la stupidité des guerres, l'illusion du
paranormal et des paradis artificiels. La puissante incarnation de Raimondi
et son intelligence dramatique sont évidemment pour beaucoup dans
l'émergence de cette lecture relativement inédite.
E.G. SOUQUET