UNE FAVORITE TRÈS DEFAVORISÉE
...
Déception pour cette création
catalane de la version originale française du chef d'oeuvre de Donizetti.
Pourquoi ce relatif échec ?
Dans ses interviews récentes,
Dolora Zajick annonçait son souhait de se consacrer de plus en plus
au à l'opéra romantique du XIXème siècle.
On ne peut que s'en féliciter
compte tenu de la pénurie actuelle de "vraies" voix dans ce répertoire,
illustré dans le passé par des Verrett, Horne et autres Cossotto,
pour ne parler que des interprètes les plus prestigieux.
L'enfer est pavé de bonnes intentions.
Avec cette Léonore, Zajick nous
le démontre hélas : vocalises incertaines, absence de variations
dans les reprises (un simple petit point d'orgue à l'ut dièse
entre les deux couplets de la cabalette), graves excessivement poitrinés
...
Bien sûr, le volume vocal est
impressionnant et les aigus assez exceptionnels, mais passé cette
excitation "physique", il reste que l'absence de coloration de cette Léonore
monolithique finit par laisser place à l'ennui.
Par comparaison, Eugenie Grunewald
est vocalement plus convenable : les moyens sont singulièrement
plus limités, mais nous avons droit à quelques variations
et la couleur est moins uniforme. Physiquement, elle n'est malheureusement
guère crédible : c'est la nourrice de Fernand !
Face à Zajick, Josep Bros, le
régional de l'étape, est un Fernand nasillard, petite voix
aux moyens limités, véritable réincarnation des Nicola
Monti et autres Luigi Alva, interprète physiquement et vocalement
déséquilibré par rapport à sa partenaire (on
dirait un mari battu !)
Incertain dans l'aigu, il atteint péniblement
le ré bémol de son premier air après une série
de halètements pénibles qui évoquent tout sauf le
belcanto . Le pire c'est qu'il y a en progrès par rapport à
son incarnation face à Scalchi, toujours à Barcelone, en
98.
Début de l'acte IV : Fernand
pensif avec sa p'tite pelle.
José Sempere est un Fernand
d'une tout autre stature.
Certes la voix est un peu fatiguée
en comparaison de ce que j'ai entendu de lui il y a une dizaine d'années
(en particulier, un exceptionnel Masaniello à Ravenne et sans doute
le seul duc de Mantoue osant cabalette et contre ré à Vérone
!), un vibrato affectant maintenant le voile de la voix.
Le timbre s'est ainsi assombri, mais
évoque encore étonnamment celui d'Alfredo Kraus.
Les aigus sont toujours généreux
(il en ajoute même un peu partout) et l'interprétation émouvante
: voilà certainement le partenaire qu'il aurait fallu face à
Zajick. Le public ne s'y trompe d'ailleurs pas et salue, avec un enthousiasme
appuyé, chacune de ses interventions.
Côté barytons, on rivalise
dans le médiocre : voix trop courte pour Luis Ledesma, tendance
à chanter trop bas pour Manuel Lanza; bien entendu, ni variations
ni aigus ... on frémit quand on songe qu'il s'agit de lauréats
de concours prestigieux !
Cristina Obregón est en revanche
une honnête Inès ; Stefano Palatchi et Simón Orfila
tiennent leur place ; choeurs et seconds rôles sont plutôt
corrects.
La production ne révolutionnera
certainement pas l'histoire de la mise en scène, mais elle ne dérange
pas : assez joli décors unique tournant évoquant le rocher
aux singes du zoo de Vincennes et dont la sobriété est compensée
par des costumes plutôt exubérants, éclairages un peu
trop sombres, direction d'acteurs anecdotique.
Mais le pire, c'est malheureusement
à Richard Bonynge que nous le devons.
D'abord, sa direction. Passons sur
une ouverture digne d'un orphéon, sans aucune tension malgré
des tempi précipités : Bonynge n'a jamais eu la réputation
d'un chef symphonique. De fait, l'ensemble s'améliore avec les chanteurs.
Malheureusement, en l'absence d'une réelle conception dramatique,
Bonynge échoue à donner une cohérence à l'oeuvre
: dès lors, La Favorite n'est plus qu'une suite d'airs et
d'ensembles s'enchaînant au petit bonheur sans que jamais l'émotion
ne perce (Ah ! La reprise martiale du duo final "Viens, c'est mon rêve
perdu" transformée en cabalette d'un Verdi de jeunesse, alors
qu'il s'agit de l'ultime adieu des infortunés amants).
Ensuite, la version choisie. Nous attendions
la version française, mais le programme précise "révision
de Richard Bonynge" : en quoi une édition critique a-t-elle besoin
d'être révisée (si ce n'est pour permettre au "réviseur"
de toucher des droits d'auteur) ? Nous devons ainsi subir des petites coupures
un peu partout (ne parlons même pas du ballet ou de la strette
inédite du duo Alphonse / Léonore qui n'a jamais été
donnée qu'à l'Opéra-Comique), un final du III amputé
d'un bon tiers (alors que Donizetti s'essaie ici aux contraintes de l'opéra
français en se mesurant à Meyerbeer) et une fin totalement
trafiquée, traduction française du final écourté
de la version italienne !
Ca nous fait un contre ut de plus,
mais bien entendu, ça ne colle pas avec les paroles : il est en
effet difficile de prononcer les quatre syllabes de "Elle est morteu" quand
on ne dispose que des trois prévues pour "E spenta" !
Ca donne :
Pour Bros : "Hè morteu"
Pour Sempere : "Elle est sorteu !"
(et ne me demandez pas ce que ça veut dire), à moins que
ce ne soit : "Elle est SAOULE !", ou "SOURDE", ou encore "SPINTE" ou "SOTTE"...
Rendez-vous manqué, donc, pour
cette recréation : Zajick bien coaché, Sempere en Fernand,
un chef impliqué, une version non trafiquée et nous aurions
eu sans doute un spectacle d'un tout autre niveau. Dommage.
Placido Carrerotti