Die Frau ohne Schatten est
entré au répertoire de l'Opéra National de Paris en
1972. La production proposée aux spectateurs du Palais Garnier jusqu'en
1980 semble avoir durablement marqué les esprits, et l'on comprend
pourquoi : la distribution vocale de 1972 laisse rêveur : Leonie
Rysanek, James King, Walter Berry et Christa Ludwig, dirigés par
Böhm... Lourde référence pour les protagonistes de la
nouvelle production proposée cette saison à l'Opéra
Bastille. Après vingt-deux ans d'absence, le retour à l'affiche
de l'ONP de l'oeuvre de Strauss et Hofmannsthal suscite donc l'effervescence.
Il faut dire qu'à la mise en
scène, on trouve le chic-issime Bob Wilson. Chouchou de toute une
frange d'esthètes lyrico-théatro-bobos, le metteur en espace
venu d'Amérique attire le tout Paris et les emphases de la critique.
On pourra lire que "dear Bob ne perfectionn[e] qu'une seule invention
: la photocopieuse à mise en scène", mais aussi que "la projection
scénique de Wilson ne relève ni du fantasme, ni de la tentation
métaphysique, mais d'une esthétique de l'effleurement des
signes dans la raréfaction des images"... D'accord... Mais c'était
comment sinon ?
Robert Wilson signe une mise en scène
dont il ne pourrait pas nier la paternité : noirs et bleus nuit
irisés de couleurs vives superbes, maîtrise parfaite de savants
éclairages, minimalisme sophistiqué... Et que l'on adhère
ou pas au propos, on peut difficilement rester insensible à la beauté
de certains tableaux.
© Eric Mahoudeau
(Luana DeVol, Jane Henschel, Susan
Anthony)
En concevant sa mise en scène,
Robert Wilson n'a pas perdu de vue l'analogie originelle qui existe entre
La
Femme sans Ombre et La Flûte enchantée, et la proximité
esthétique avec son travail sur l'opéra de Mozart (si décrié
et vite abandonné) est patente. On pensera aussi forcement à
Butterfly
: la Femme du teinturier porte sa robe ! Les gestes hiératiques
des chanteurs - que les uns ou les autres exécutent avec plus ou
moins de bonheur d'ailleurs... - finissent de signer cette mise en scène.
En l'espèce, la patte wilsonnienne est pertinente, car le symbolisme
onirique du livret de Hofsmannstahl s'accommoderait mal de naturalisme.
Et la sobriété de la mise en scène a le mérite
de laisser à la musique toute la place qu'elle mérite. Certaines
pages envoûtantes sont superbement rendues. La violoncelliste solo
Martine Bailly qui apparaît sur la scène en émergeant
du sol est à ce titre un moment d'anthologie.
© Eric Mahoudeau
(Thomas Moser, Martine Bailly)
Ulf Schirmer dirige avec force un orchestre
fourni, puissant et nerveux, capable de sonorités subtiles et colorées.
Parmi les chanteurs, Jane Henschel en Nourrice et Susan Anthony en Impératrice
nous ont offert de beaux moments. Mezzo à la voix puissante et dense,
Miss Henschel incarne avec intelligence son personnage. Son interprétation
investie fait mouche, et elle recevra des applaudissements mérités.
Quant à Susan Anthony, elle relève le défi avec les
honneurs. Cela n'empêchera pas une poignée de pleutres, seulement
capables de cacher leur veulerie dans la pénombre d'un fond de premier
balcon, d'oser la siffler ! Le rôle de l'Impératrice est éminemment
difficile, long et techniquement périlleux. Certes, Susan Anthony
n'est pas Rysanek, certes, le saut (de près de deux octaves !) au
III était douteux, mais son endurance, sa présence scénique,
son timbre lumineux mâtiné de fragilité, en font un
des grands sopranos dramatiques du moment. On reconnaîtra à
Luana De Vol seule sa belle aptitude à la maîtrise du mouvement
scénique wilsonnien... Car sa voix est flanquée d'un vibrato
absolument rédhibitoire. Sans doute fatigué, Thomas Moser
a déçu. Malgré sa belle musicalité, son interprétation
est restée en retrait. Le Toulousain Jean-Philippe Lafont est si
peu à l'aise avec cette mise en scène dont il s'affranchit
d'ailleurs allégrement, gesticulant, allant et venant comme bon
lui semble, qu'il se blessera au deuxième acte en trébuchant
dans une trappe mal fermée. Visiblement affecté, il assurera
néanmoins le dernier acte, se soutenant à l'aide d'une canne.
Son courage, ajouté à une composition peu orthodoxe mais
incarnée, et à une évidente circonspection toute gauloise
vis à vis de la mise en scène, a conquis le public parisien
et lui vaudra une belle ovation au rideau final.
Au-delà des polémiques,
réjouissons-nous donc de retrouver La Femme sans Ombre à
l'Opéra de Paris, dans une production où les tics du metteur
en scène ne manquent certes pas, mais objectivement de belle qualité.
Guillaume Rouvery