UNE SOIRÉE
EMPOISONNANTE
Le Théâtre du Châtelet
clôt son intéressante Saison Russe par cette production de
l'Opéra de Bordeaux dans le cadre de son excellent Festival des
Régions qui, depuis quelques saisons, nous permet de découvrir
quelques uns des meilleurs spectacles de Province (1)
.
Après Le
Démon, La Fiancée du Tsar est une autre rareté
que nous permet de découvrir le Châtelet. On ne fera pas la
moue devant cette production : personnellement, je préfère
découvrir une nouvelle oeuvre, fût-elle mineure, que de subir
les éternelles Nozze di Figaro dans une distribution de routine.
Il faut toutefois admettre que la passion
du mélomane curieux est rudement mise à l'épreuve
par cet ouvrage.
L'action met en scène Griaznoï,
un membre de la garde personnelle du Tsar, amoureux de Marfa, destinée
à Lykok. Griaznoï a lui même pour maîtresse Lioubacha.
Griaznoï va faire préparer par Bomélius un philtre d'amour
qu'il destine à Marfa : Lioubacha surprend ses plans et, après
une explication orageuse, décide de se venger.
A l'acte II, tandis que Marfa se réjouit
de retrouver son fiancé Lykov, le Tsar croise son regard et la contemple
intensément. Pendant ce temps, entre menace et séduction,
Lioubacha obtient de Bomélius (contre une nuit d'amour) que le philtre
d'amour devienne poison mortel.
A l'acte III, le Tsar fait réunir
les plus belles femmes de l'empire : à la surprise générale
(mais pas à la nôtre), il choisit Marfa pour épouse,
celle-ci ayant bien entendu absorbé le terrible bouillon préparé
par Bomélius.
A l'acte IV, Marfa accueillie au palais,
est prise d'un mal profond : Griznoï accuse d'abord son ex-rival Lykov
puis, pris de remords, se dénonce, n'imaginant pas l'échange
de philtres. Après que Marfa nous a fait une petite scène
de folie, Lioubacha avoue son crime : Griznoï la poignarde et demande
que la torture lui soit appliquée, juste sanction du mal qui frappe
mortellement Marfa.
© Marie Noëlle Robert
- Acte IV
Rimski-Korsakov voulait se livrer avec
cet ouvrage à une critique du pouvoir absolu. Or, même en
pensant à la censure, il faut avouer qu'on est assez loin du compte;
on a plutôt l'impression d'un mauvais mélo : mauvais, car
à aucun moment les personnages ne gagnent notre sympathie ou même
notre intérêt. Nous assistons donc avec une certaine indifférence
à ces diverses péripéties.
Musicalement, l'ouvrage est riche en
mélodies, l'orchestration soignée : mais c'est le feu d'un
Verdi qui manque à ce livret digne de celui du Trouvère.
Le premier acte est particulièrement pénible. Ludovic Tézier
y brille du mieux qu'il peut et il est absolument irréprochable
: voix bien timbrée, très bien projetée, homogène
sur la tessiture, ce qu'il faut d'engagement; mais il faut également
supporter les interventions, interminables, des choristes (bien chantant
d'ailleurs) : l'action semble ne jamais vouloir démarrer.
Heureusement, les choses se corsent
à l'arrivée de l'impressionnante Elena Manistina, remplaçant
Olga Borodina pour l'ensemble de la série : beauté du timbre,
arrogance de l'émission, investissement dramatique, mais sans beaucoup
de nuancesÖ Voilà néanmoins une grande artiste, malheureusement
desservie par un physique aussi monolithique que son interprétation.
Felix Livshitz est un docteur véreux
détestable à souhait (mais excellent chanteur !) et sa scène
avec Manistina ravive notre intérêt.
Après un troisième acte
qui sent le remplissage, c'est au tour d'Olga Trifonova de défendre
la scène finale : elle n'y parvient pas tout à fait et sa
scène de folie, difficile il est vrai, laisse percer pas mal de
problèmes techniques.
Dans le rôle assez réduit
de Skouratov , Albert Schagidullin est plutôt un luxe.
Qu'est-il arrivé à Denis
Sedov ? Vraisemblablement souffrant, celui-ci ne nous délivre que
la caricature d'un chanteur : émission précautionneuse, voix
grêle, on souffre pour lui ; ajoutez à cela une gestuelle
qui rappelle les "pères nobles" dans les ballet de Petipa : mieux
vaut jeter un voile sur cette soirée.
Le reste de la distribution est sans
reproche : à noter Anne Royer, seconde Française de la distribution,
qui ne dépareille pas au milieu d'artistes slaves chevronnées
comme Irina Dolchenko et Nona Javakhidze.
Hans Graf tire le meilleur parti possible
de l'Orchestre de l'Opéra de Bordeaux, qui n'est pas la Philharmonie
de Berlin (c'est entendu), mais qui se sort fort honorablement de cette
partition exigeante - du moins pour cette soirée, la dernière,
des échos moins favorables m'étaient parvenues des représentations
précédentes. Les choeurs sont peu nombreux, mais leur implication
suffit pour leur permettre de remplir leur contrat.
Quant à la mise en scène,
il est difficile de crier au miracle : les décors et les costumes
sentent l'économie, la direction d'acteurs vise le minimum; même
avec un budget réduit, on doit pouvoir faire mieux (2)
.
Une conclusion en demi-teintes donc
pour cette Saison Russe, à l'instar du cycle.
Placido Carrerotti
(1)
Malheureusement, cette politique ne nous a pas permis de découvrir
les opéras de Massenet courageusement défendus par Patrick
Fournillier à St Etienne.
(2) Voir la version "semi-scénique"
de Luisa Fernanda donnée au Teatro degli Arcimboldi de Milan en
juin.
.