Il a recommencé, il l'a refait.
Un an après, Jean-Christophe Spinosi reproduit au même endroit
et avec la même équipe le miracle d'Orlando furioso.
A la fin du spectacle, la salle enflammée, se consume dans les applaudissements.
Fou de bonheur, le chef d'orchestre embrasse les solistes et les musiciens.
Il nous gratifie même d'un bis, une reprise d'un passage du sextuor
qui conclut l'ouvrage. C'est suffisamment rare dans un tel contexte et
après plus de trois heures de concert pour être signalé.
Il est d'autres signes qui ne trompent pas : chaque air est applaudi, le
public est tellement concentré qu'il en oublie de tousser. Même
les mouches n'osent plus voler.
La fida Ninfa, représentée
pour la première fois le 6 janvier 1732 à l'occasion de l'inauguration
du Théâtre Philharmonique de Vérone, est une oeuvre
de maturité. A l'issue de cette soirée, on se demande vraiment
pourquoi elle n'est pas plus souvent jouée tant la qualité
musicale des morceaux qui la composent est exceptionnelle. Le risque de
monotonie qu'engendre la succession des airs et récitatifs est habilement
rompu par plusieurs ensembles. Outre le sextuor déjà cité,
on compte deux duos, un trio, un quatuor et un quintette.
On redoutait aussi d'affronter en version
de concert une oeuvre totalement inconnue. Les récitatifs abrégés
et la richesse mélodique de la partition rendent cette crainte infondée.
On croise même au passage quelques silhouettes familières
échappées de Farnace ou de l'Olimpiade et,
plus inattendue, une petite soeur de l'Alcina de Haendel. Coïncidence
? L'enchanteresse fit ses premiers pas sur scène en 1735. Si il
y a plagiat, le coupable serait, date à l'appui, le compositeur
allemand. Aux musicologues de creuser. La seule faiblesse de l'ouvrage
réside dans un livret obscur qu'il faut vite se résigner
à ne pas comprendre pour concentrer son écoute. Qui aime
qui ? Peu importe, la musique est suffisamment éloquente.
Comment alors ne pas applaudir à
tout rompre lorsqu'à cette avalanche de qualités s'ajoute
une interprétation sans faille. Prenons la distribution à
rebours. Jeremy Ovenden entre en scène le dernier à la fin
du premier acte dans le trio "S'egli ver che la sua rota" mais s'accomplit
réellement dans "Deh ti piegai", l'aria magnifique qui couronne
le deuxième. La dimension mozartienne du ténor, spécialiste
des rôles de Tamino, Ferrando, etc., se fait alors entendre : legato,
voix mixte, c'est Don Ottavio qui chante ici avec noblesse et élégance.
Il suffit que Philippe Jaroussky paraisse
pour que les anges donnent soudain à entendre leur voix. Il y a
dans ce timbre une pureté immatérielle qui séduit
immédiatement. Comme pour Orlando furioso, la magie naît,
dans le premier air, "Ah che non posso", de son union céleste à
la flûte. Il n'y a pas de doute, nous sommes bien au Champs Elysées,
non pas sur la plus belle avenue du monde (qui l'est de moins en moins,
d'ailleurs), mais dans le séjour des âmes vertueuses de la
mythologie. La rondeur et la ligne tracent un chemin tapi de mousse que
nous foulons avec délice. Revers de la médaille, le "Qual
serpe tortuosa" manque un peu de mordant. Péché véniel
qui ne nous condamne pas pour autant au purgatoire, nous restons au paradis.
Pendant ce temps, Lorenzo Regazzo incarne
avec une noirceur toute théâtrale le méchant de service.
Mâchoire tendue, sourcils froncés, yeux exorbités,
l'excès d'expression du visage, heureusement, n'entache pas le chant,
sombre comme il convient, d'une belle sonorité. A la fin de l'oeuvre,
il troque avec aisance le rôle d'Oresto contre celui d'Eolo pour
former avec la Giunone de Marie-Nicole Lemieux un délicieux couple
de dieux.
Un an après la révélation
d'Orlando furioso (elle remplaça au dernier moment Nathalie
Stuzmann dans le rôle titre), la québécoise joue désormais
dans la cour des grandes. Le public frémit de plaisir dès
qu'elle intervient. Il est vrai qu'on se régale à chaque
fois de la voir chanter avec cette gourmandise qui la caractérise.
Elle ne fait qu'une bouchée d'Elpina, rôle hélas trop
secondaire pour le généreux tempérament qui l'anime.
Avec Giunone, on espère qu'elle écopera enfin d'un air à
sa dimension mais il faut se résigner : la déesse n'est pas
mieux servie.
Anna-Maria Panzarella prend la place
d'Ann Hallenberg, souffrante. Il lui revient, entre autres périls,
d'affronter "Alma oppressa", révélé en d'autres temps
par Cecilia Bartoli dans son album Vivaldi. Elle triomphe avec bonheur
de l'obstacle et parvient même à nous faire oublier son illustre
consoeur. Familière du rôle, elle met au service de Licori
un chant fluide et vibrant.
Le meilleur pour la fin : Morasto est
le grand vainqueur de la partition. A lui, la virtuosité haletante
(on pense particulièrement à "Destin avaro" qui conclut la
première partie) mais aussi l'élégie la plus sublime
lorsque, dans le troisième acte, le seul théorbe accompagne
la voix. Veronica Cangemi porte son personnage au firmament. L'émission
reste claire, les graves sont négociés sans abus de poitrine,
l'agilité s'exerce librement sans nuire à la sensibilité,
il en ressort une heureuse impression de légèreté
et de naturel.
Jean-Christophe Spinosi est l'artisan
d'une telle réussite. Il tire de son ensemble Matheus, dont l'effectif
ne dépasse pas ici la trentaine de musiciens, les sonorités
les plus riches et les plus variées. Bondissant, il sème
le vent dans les archers, anime furieusement l'orchestre pour mieux ensuite
jouer des contrastes lorsque la furie laisse place au regret. Il démontre
ainsi son absolue maîtrise du langage de Vivaldi qui, pour exprimer
sa théâtralité, nécessite cet art subtil des
nuances et de la dynamique.
On sort du théâtre comblé,
heureux. Dehors, on traîne un peu pour prolonger ce sentiment. Puis
on finit par regagner son domicile en se réjouissant car, après
Orlando furioso puis cette fida Ninfa, on se dit que
"jamais deux sans trois".
Christophe RIZOUD