"Divinité, tu vois d'en haut
le fond de mon coeur, tu le connais ;
tu sais bien que l'amour de l'humanité,
le désir de faire le bien l'habitent"
Ces mots de Beethoven, extraits du
tragique "Testament dëHeiligenstadt" (daté du 06 octobre 1802) soulignent,
si besoin est, la distance considérable séparant l'ampleur
des pensées philosophiques du compositeur et la banalité
d'un récit-livret, celui de son unique opéra, Fidelio,
qu'il avait pourtant accepté.
Rien d'étonnant à ce
que la gestation et l'enfantement de l'oeuvre aient cheminé dans
la douleur, le doute, l'échec... Neuf ans durant, Beethoven écrira
quatre ouvertures et, semble-t-il, certains morceaux seront repris jusqu'à
dix-huit fois.
Inquiétude d'un homme en proie
au tourment, à la maladie ô combien humiliante... Difficultés
existentielles d'un personnage exalté, sans concession pour lui-même
ni pour les autres, déchiré entre l'appel de la fraternité
et le goût de la solitude... Détresse d'un passionné
en quête de la femme qui acceptera d'incarner et de porter cette
passion, sa mystérieuse "Immortelle Bien-Aimée"...
Au travers de la dimension métaphorique
de l'opéra, c'est cette personnalité complexe que les spectateurs
d'Angers-Nantes-Opéra ont eu à déchiffrer, ce 25 avril
2004...
Et ce sont tous ces aspects contradictoires
que Marion Tixier-Soustrot va tenter de concilier par une mise en scène
d'une sobriété qui pourra laisser croire, à de nombreux
moments de l'oeuvre, que l'on assiste à la version concert !
Le décor est la scène
elle-même, plongée le plus souvent dans la pénombre
: aucun accessoire, aucun volume, pas le moindre soupirail, rien !... Seulement
le choeur, presque toujours présent, souvent allongé sur
la scène, symbolisant cette humanité à laquelle s'adresse
le compositeur.
En l'absence d'argumentaire, c'est
là l'interprétation que nous retiendrons : à cette
humanité appartiennent les bons et les méchants, les femmes
et les hommes, les opprimés et les libérateurs, émergeant
tour à tour pour tenir leur rôle. Il s'agit là d'un
choix minimaliste, discutable, mais non condamnable a priori s'il sert
l'oeuvre et si les autres composantes du spectacle sont pertinentes par
rapport à ce choix.
Si l'on exclut quelques effets dont
l'utilité reste à démontrer (sirène d'alerte,
tonitruante salve de mousquetons, présence d'une lectrice-écrivain
très "tendance", bien sage en avant-scène,...) ce choix de
mise en scène tend à estomper (et même plus) le contenu
du livret dont nous avons souligné l'extrême simplicité...
pour lui substituer un récit "parallèle" qui serait le journal
intime de Léonore, écrit par une dramaturge (Maud Lescoffit),
partenaire du metteur en scène.
La lectrice de l'avant-scène
n'est autre que l'une de nos contemporaines découvrant et lisant
en voix off et en français le prétendu journal.
De temps à autre interviennent
donc des lectures de ce texte fictif et d'un sentimentalisme pour le moins
appuyé, parfois envahissant, censé exprimer les états
d'âme de Léonore. Nous laisserons au spectateur le soin de
décider de l'éventuel supplément d'intérêt
de ce texte par rapport à celui du livret.
On pouvait espérer que le choix
de la relégation au second plan du livret aurait pour conséquence
la mise en exergue de la musique de Beethoven qui confère à
Fidelio
la dimension d'un message universaliste, profondément humain et
intemporel.
L'orchestre a eu bien des difficultés
à prendre en charge une telle responsabilité, en raison d'une
direction peu incisive, manquant de contrastes et de conviction, notamment
dans les phases dramatiques (le superbe prélude annonçant
l'aria de Florestan au début du deuxième acte) ou visionnaires.
A cet égard, le finale réunit
tous les protagonistes pour un hymne qui préfigure le dernier mouvement
de la 9ème Symphonie. Le volume sonore est présent
en raison de l'effectif, mais il ne saurait se substituer à une
lecture plus subtile de la partition et donc à une direction qui
aurait dû faire de chaque note, vocale ou instrumentale, un élément
décisif de cet édifice lumineux et plein d'espoir.
Les parties plus lentes sont, en revanche,
traitées avec un intimisme qui fait naître une certaine émotion.
Ainsi, le quatuor du premier acte est-il donné presque a cappella,
tant l'orchestre soutient les voix avec respect et discrétion, montrant
ainsi à quel point Beethoven dépasse les personnages pour
accéder sur le plan vocal à une écriture symphonique.
Les interventions du choeur, très
homogène, sont toujours d'une remarquable qualité tant par
les attaques que par les nuances. Le chant des prisonniers retrouvant la
lumière à la fin du premier acte est particulièrement
saisissant... et l'intense éclairage de la chemise blanche de l'un
d'eux renvoie à la peinture dramatique et fortement contrastée
de Goya, condamnant la tragique exécution des révoltés
madrilènes "El tres de mayo". Ici et à d'autres moments la
mise en scène trouve un précieux appui chez l'éclairagiste,
Pierre Dupouey.
On connaît le professionnalisme
sans faiblesse que réclame l'écriture vocale de Beethoven
(on lui en a d'ailleurs fait reproche).
Deux voix dominent la distribution.
Alan Ewing incarne un Rocco plein d'autorité, à la voix profonde
et sûre, sa contribution aux ensembles s'avérant ainsi essentielle.
Si Anne-Sophie Duprels (Marzelline) n'accède aux difficiles aigus
qu'en forçant quelque peu la voix, sa présence sur scène
est incontestable, tendant même parfois à éclipser
quelque peu ses partenaires. Le public les distinguera nettement lors des
saluts.
Lisa Houben (Léonore) possède
de remarquables qualités vocales largement appréciées
lors de précédentes prestations avec Angers-Nantes-Opéra
(le Triptyque de Puccini, les Contes d'Hoffmann). Elle nous a semblé
moins convaincante dans ce rôle... livrée à elle-même,
pratiquement sans mise en scène, et dans un costume on ne peut plus
banal. Des choix qui ne servent guère le chanteur dont l'expression
corporelle se résume (presque) à être debout ou couché
!
Quant aux autres rôles principaux,
ils sont loin d'emporter l'adhésion du public. Si Jaquino (Michel
Pastor) s'inscrit avec aisance dans les ensembles du premier acte, il n'en
est pas de même de Don Pizarro (David Wakeham) sans grande personnalité
vocale et scénique.
Don Fernando (Christian Davesnes) dépourvu
de grave et au vibrato excessif ne joue pas le rôle attendu,
à savoir le Ministre éclairé, libérateur des
opprimés, porte-parole en quelque sorte de l'idéal de justice
de Beethoven. Et ce, non seulement à cause d'un manque de charisme
vocal, mais également en raison du costume dont il est affublé
qui fait de lui une sorte de Prêtre intégriste on ne peut
plus inquiétant et aveugle (un masque sur les yeux). Un choix inexplicable
: on attend la compassion et la Justice, on n'a que l'image caricaturale
de l'obscurantisme !
Le rôle lourd de Florestan était
dévolu à John Horton Murray qui incarnait Lohengrin à
Nantes et Angers en septembre dernier. La prestation à laquelle
nous avions assisté alors avait été pour le moins
controversée... Force est de constater que la partition de Florestan
subit elle aussi de graves approximations de timbre et de justesse que
le long séjour au cachot ne suffit pas à justifier ! Mais
là aussi, le drapé encombrant et inesthétique d'un
patchwork de supermarché n'aide guère le chanteur, réduit
à une silhouette informe et privée de moyens gestuels. Et
lors de sa libération, le metteur en scène ne le délivre
même pas de ses entraves...
Les exigences de Beethoven se perpétuent
au travers du temps. Fidelio demande à être porté
collectivement à l'incandescence, sans retenue, avec exaltation.
Si le fracas du monde contemporain
s'inscrit en faux contre le message candide et hélas utopique de
Beethoven, la frilosité n'est pas de mise et chacun des protagonistes
de l'opéra doit se sentir investi d'une mission, être porteur
d'un fragment de cette vision généreuse...
Peut-être auraient-ils dû
lire et relire, écouter et ré-écouter, se pénétrer
du rythme, lancinant comme une timbale, haletant comme la création,
des dernières lignes de sa lettre à l'Immortelle Bien-Aimée
:
Eternellement à toi
Eternellement à moi
Eternellement à nous
Jacques REVERDY