A l'issue
du spectacle génois, nous étions en droit de nous demander
s'il ne faut pas, aujourd'hui, aller au pays de Verdi pour entendre et
voir un opéra allemand dans toute sa perfection. Bien difficile
d'adresser un reproche sérieux à la production du Carlo Felice
donnée à guichets fermés durant tout le mois d'avril.
Il est vrai que la salle est déjà, à elle seule, un
spectacle. Mais, procédons par ordre...
Beethoven n'a composé qu'un
seul opéra, mais volens nolens, il l'a écrit partiellement
du moins, trois fois. On sait à quel point le musicien tenait à
écrire un ouvrage lyrique. Il s'en était fait une sorte d'idéal,
de rêve qui l'a suivi tout au cours de sa vie, pour devenir ainsi
un testament tout aussi complet que ses symphonies. Vocalement, par contre,
nous sommes en droit de plaindre les chanteurs qui s'attaquent à
la partition : les grands airs des deux héros sont mal fagotés...
et, osons l'hérésie, inchantables...
Pourtant véritable homme de
théâtre, Georges Lavaudant n'a pas cherché une quelconque
relecture de l'ouvrage. Pas de reconstitution historique, une sage mise
en place dans un décor simpliste, entre portail grillagé
et trois blocs de gradins en fond de scène, quelques projections
douteuses entre campagne, vitraux et peintures... Avec conviction, certes,
on entre, on sort, on roule des yeux... mais chacun fait ce qu'il a à
dire ou faire dans le plus glacial académisme... Il faudra attendre
la deuxième partie pour trouver un peu d'intensité, mais
là nous le devrons à la musique essentiellement. Enchaîné
sur scène, Florestan par la seule force de son chant nous rend le
drame dur et cru...
Un bon point pour Lavaudant : en rendant
contemporains les acteurs du drame à la faveur d'une vision intemporelle,
à valeur universelle, l'ouvrage devient encore une fois le symbole
de toutes les formes d'oppression, quelle que soit la couleur dont elles
se parent.
Il faut un couple de lumière
pour Leonore et Florestan. Gabriele Maria Ronge (au travesti très
crédible, car toujours véhémente et féminine
à la fois) et Stuart Skelton (une bien belle découverte)
palpitants, visionnaires, sont éclatants d'humanité, de tension,
de chaleur, de solidité, d'émotion. Deux talents à
l'investissement rare. Deux personnalités hors du commun qui nous
renvoient aux plus grands titulaires des rôles de l'après-guerre.
A côté de ce légendaire
duo, Matthias Hölle fait valoir en Rocco une voix souple et sonore,
tandis qu'à défaut de maîtriser totalement la tessiture
du tyran Pizarro, David Pittman Jennings aboie parfois plus qu'il ne chante,
mais s'impose par son autorité et sa présence.
Charmant couple Marzelline/Jaquino
et très noble Don Fernando dans ses brèves interventions.
Joli travail des choeurs également. Comme en état de grâce,
avec un hymne final à la femme, à la liberté et à
la justice - à rapprocher de la IXe Symphonie ? - dans une progression
dramatique, comme une montée vers la lumière, saisissante.
Plaisir de retrouver Lorin Maazel dans
la fosse d'orchestre. Le chef mériterait un article à lui
tout seul. Il dirige Fidelio depuis quarante ans. Et cela s'entend.
Une pâte orchestrale superbe, ample, presque wagnérienne,
une lecture claire, percutante, tendue, virtuose, spectaculaire. Comme
toujours parfait. Un grand, très grand de la musique. Peut-être
le dernier de sa génération...
Christian COLOMBEAU