Le temps suspendu et les parasites.
Cette nouvelle production de Fidelio
de Beethoven oppose le temps suspendu de moments musicaux sublimés
aux parasites d'une mise en scène décevante. Le temps suspendu
des tempi d'une lenteur presque excessive imposée à
un Orchestre de la Suisse Romande subjugué par l'esprit viennois
exhalant de la direction de Woldemar Nelsson et les parasites d'une
mise en scène peu subtile de Stein Winge remplissant l'espace
de personnes étrangères à l'action là où
seule la musique devrait régner. Insupportable matrone desservant
une table de sa vaisselle pendant que se chante le sublime quatuor "Mir
ist so wunderbar". Détestable Jaquino laissant tomber ridiculement
ses colis alors que Marzelline s'imprègne de son "O wär'ich
schon mit dir vereint". Parasites encore que ces gens déambulant
entre les prisonniers alors que s'élève l'inspiré
"O welche Lust !". C'est manquer de respect à l'oeuvre à
laquelle Beethoven a travaillé près de dix ans pour que de
sa déjà très belle Léonore sorte le Fidelio
que nous connaissons.
Dans un décor (Kari Gravklev)
de hall de gare aux murs sombres, la cafétéria de la prison
servira de bureau, de cour où les prisonniers admireront une verrière
blafarde en chantant "Oh quel plaisir de respirer à l'aise et à
l'air libre !" avant de se retourner non sans avoir (bien à propos?)
chanté "Adieu, chaude lumière du soleil".
En outre, c'est sans vergogne que le metteur
en scène norvégien cultive le "déjà-vu". Ainsi,
l'arrivée des prisonniers est (mal) copiée sur la scène
qu'avait dirigée Johannes Schaaf dans un inoubliable (celui-là)
Fidelio au Grand-Théâtre de Genève en mai 1989,
repris en février 1994. Le metteur en scène allemand disait
un saisissant univers carcéral que le Norvégien ne ressent
pas. Autre "déjà-vu", cette avancée du choeur habillé
de T-shirts sur lesquels sont inscrits le nom de prisonniers politiques
de notre époque ressemble à ce que Robert Carsen montrait
dans Macbeth de Verdi à Genève en 1989 quand une troupe
de "folles de mai" marchait vers le devant de la scène portant entre
leurs mains la photographie de leur mari ou de leur enfant disparu. Les
images du metteur en scène canadien avaient une bien autre allure
que cette pantomime d'humanisme !
Sorti de cette pantalonnade prétentieuse,
le choix des voix s'avère pourtant assez convaincant à une
exception près. Ainsi dans le rôle-titre, le vibrato trop
large, les gestes et les attitudes de la soprano américaine Lisa
Livingstone (Leonore) ne concourent pas à la crédibilité
du jeune homme déguisé imaginé par Beethoven. A l'opposé,
la fraîcheur vocale de Regina Klepper (Marzelline) fait mouche
et la clarté du timbre de Peter Marsh (Jacquino) convient
bien à l'esprit du rôle de jeune amoureux. Duccio Dal Monte
(Rocco) offre une voix bien conduite imposant la figure du maître
de la prison avec une belle autorité. Quant à Kim Begley
(Florestan), il possède une jeunesse vocale superbe contrastant
avec un personnage scénique incompréhensible. Pourquoi l'attifer
comme un moine septuagénaire (marié à une Léonore
de quarante ans sa cadette) ?
Si un élément de cette
production devait rester dans la mémoire des Genevois, c'est la
prestation de Eike Wilm Schulte (Don Pizarro). Campant le personnage
le plus abject de l'intrigue, le baryton allemand domine aussi bien vocalement
que scéniquement. Confiné dans l'espace restreint d'une chaise
roulante (encore du "déjà vu"), il est "sublimement" odieux.
Ricanant, le tronc sautillant nerveusement sur sa chaise, il cultive l'antipathie
du personnage avec un art immense du théâtre. Projetée
avec la plus grande véhémence, sa voix jamais ne souffre
de la moindre stridence. Même en force, elle conserve une diction
et une limpidité remarquables. Artiste authentique, Eike Wilm Schulte
s'installe dans le théâtre vivant. Dans "son" opéra.
Il devient presque banal de souligner
l'excellence des choeurs du Grand-Théâtre. Précision,
nuances, vocalité sont les maîtres mots revenant de prestations
en prestations. La transformation opérée au sein de cet ensemble
en l'espace de quelques années pourrait relever du miracle si on
ne savait la part qu'y tient le talent de la jeune chef des choeurs chinoise
Ching-Lien Wu.
Jacques Schmitt