CADENCES INFERNALES
Sous la direction d'Hugues Gall, l'Opéra
de Paris alterne spectacles de prestige (ou se voulant tels) et soirées
destinées à un public plus populaire. Avec 20 représentations
entre décembre et janvier, on pouvait légitiment craindre
que cette reprise ne tombe dans la routine. Il n'en est rien et Bastille
nous offre un spectacle très correct, conforme à ses objectifs.
William Joyner reprend le rôle
créé en 2000 ; très à l'aise scéniquement,
il convainc moins vocalement : l'abus de la voix mixte rend la tierce aiguë
un peu terne. Il fait ainsi pâle figure à côté
de l'Alfred de Gordon Gietz dont on regrette que le rôle soit si
court. Voix légère, mais timbre éclatant, une vraie
présence théâtrale sans cabotinage, en un mot : idéal.
Brigtte Hahn enfourche pour les douze
premières représentations le rôle de Rosalinde : après
sa série de Comtesse des Noces quelques mois plus tôt,
ça frise l'abattage ! C'est d'ailleurs dans ce sens que le terme
vient à l'esprit : d'abattage, Mme Hahn n'en a guère et sa
Rosalinde est une triste et pénible ménagère qu'on
n'a guère envie de plaindre. Avec une pareille épouse à
la maison, tout le monde peut comprendre que le mari aille s'amuser ailleurs
!
Vocalement, ce n'est guère plus
enthousiasmant. Rien de catastrophique pour un public béotien :
des graves relativement inaudibles, un aigu trop couvert et mat, un suraigu
unique et faux... Tout cela passerait si on sentait une flamme (et non
la flemme), une envie de donner et non de s'économiser. Hélas
! Rien.
Par comparaison, la soubrette de Mary
Dunleavy brille sans difficulté : une jolie voix de colorature,
rien d'exceptionnel, mais une artiste qui brûle les planches.
Béatrice Uria-Monzon réédite
son Orlofsky, transformée par Colline Serreau en cancéreux
en phase terminale (goutte à goutte et calvitie due à la
chimiothérapie) : ce n'est pas nécessairement de très
bon ton ("Chacun a son goût") mais peut se justifier à la
lecture du livret (Le Prince ne dit-il pas qu'il donnerait tout pour retrouver
sa jeunesse ?) Vocalement, rien à dire, en bien ou en mal : c'est
un des rôles que Béatrice Uria-Monzon chante sans trop de
problèmes.
Le rôle de Frank, le Directeur
de la prison, sied particulièrement à Andreas Schneiber qui
en a les rondeurs : un vétéran au métier solide, très
à l'aise, dont j'aurais attendu sans doute un peu plus d'outrance,
car ses finesses ont du mal à passer la rampe dans cette grande
salle.
Déception pour le Frosch de
Bernard Alane : une diction défectueuse rend son intervention pénible,
malgré la sonorisation (2).
Quand on doit faire un effort pour comprendre les mots d'une plaisanterie,
elle n'est déjà plus drôle lorsqu'on a réussi
à la reconstituer mentalement. De plus, le texte ne me semble pas
avoir été retravaillé : les plaisanteries que j'ai
finalement saisies étaient reprises des saisons précédentes
: ah ah ah.
La production de Coline Serreau est
toujours aussi somptueuse, avec son spectaculaire changement de décors
pour la prison. C'est suffisamment rare à Bastille pour qu'on s'en
réjouisse.
Les chanteurs sont bien dirigés,
les mouvements bien rodés : impeccable.
Un bémol sur les allusions
au nazisme (une chauve-souris à l'étoile jaune durant l'ouverture,
des prisonniers qui forment une croix gammée tournante....), dont
on ne voit vraiment pas ce qu'elles viennent faire là (3).
Le ballet (4) est toujours le moment
le plus enthousiasmant de la soirée : le premier morceau est d'un
comique irrésistible et les smurfeurs ont beaucoup de talents. Au-delà
d'un plaisir indéniable, la raison oblige à relever une certaine
facilité : tout ceci n'a rien à faire dans la Chauve-souris
et les smurfeurs courent les productions lyriques ; tant qu'on y est, pourquoi
ne pas intercaler un sketch de Bigard ou des extraits de Mission Cléopâtre
? Succès garanti.
La direction musicale est assurée
par Rudolf Bibl : pas de génie, mais la conduite sûre d'un
vieux routier.
Le public ne délire pas, mais
sort satisfait ; je doute que beaucoup reviennent pour Saint François
ou Katya Kabanova...
Placido CARREROTTI
Notes
(1)
Comme disait Bossuet...
(2)
Tous les dialogues parlés sont en effet sonorisés... alors
que les voix ne le sont pas, comme chacun sait.
(3)
Si l'on en croit les explications vaseuses du programme, la référence
au nazisme se justifierait :
* par les origines de Johann Strauss
dont l'arrière-grand-père était juif (rien que ça),
ce que les nazis se sont effectivement efforcés d'oublier ;
* par le bec jaune de la chauve-souris,
qui ne serait que le chapeau jaune dont on obligeait les Juifs à
se couvrir aux temps anciens...
En ce qui concerne le premier point,
on voit mal le rapport, d'autant que l'oeuvre est inspirée d'une
pièce de Meilhac et... Halévy ( !), elle-même tirée
d'une pièce allemande de Benedix, La Prison ; à ce train
là, tout opéra d'un compositeur d'origine juive devrait avoir
droit au même traitement et j'attends avec impatience la prochaine
production de L'Africaine de Meyerbeer.
Le "bec jaune" est, psychanalytiquement
parlant, plus intéressant. Malheureusement, le "judenhut", auquel
il est fait référence, était un chapeau, certes jaune,
mais arrondi et légèrement aplati ; rien à voir avec
les masques coniques de l'Inquisition espagnole avec lesquels Coline Serreau
les aura vraisemblablement confondus.