Viva
el conquistador !
Ambiance des grands soirs à
l'auditorium de Rome, dans la grande salle Santa Cecilia inaugurée
avec le reste du Parc de la Musique, il y a exactement trois ans : ambassadeurs
(du Pérou entre autres), "Monsignori" de la Curie romaine, afficionados
de Juan Diego, tous s'étaient donnés rendez-vous pour ce
récital unique de l'artiste péruvien qui fêtera ses
32 ans dans quelques jours.
Très élégant dans
son frac, Florez séduit par son allure à la fois juvénile
et parfaitement maîtrisée. Sa gestuelle pleine de grâce
accompagne les airs tout en restant très sobre. Du grand art, là
aussi.
Aux côtés de Juan Diego,
le pianiste américain d'origine italienne Vincenzo Scalera, vieux
routier - par l'expérience - des salles de concert et des récitals
lyriques. Sa connaissance du répertoire et son métier, qu'il
mobilise notamment au sein de l'Académie Renata Scotto de Savone
depuis 1997, sont extrêmement efficaces.
Le programme devait promener le spectateur
du continent européen jusqu'au Pérou natal. La première
partie reste dans le très classique : pour se chauffer, un air du
Re pastore, certes pas le plus passionnant de la production mozartienne
pour ténor (on aurait pu espérer un des airs d'Ottavio plutôt),
puis du Matrimonio segreto de Cimarosa. Les choses sérieuses commencent
avec Orphée et Euridice, en français : le magnifique air
de virtuosité qui conclut le premier acte, et dont la paternité
de Gluck est contestée (ne s'agirait-il pas d'une page de Ferdinando
Bertoni ?), convient à merveille à Juan Diego. Dans "J'ai
perdu mon Eurydice", il nuance à merveille et les quelques rigidités
que l'on avait notées en début de programme (peu de "messe
di voce", en particulier) sont tout à fait oubliées. La première
partie se conclut avec de l'acte II de Semiramide "La speranza piu soave".
Même si Florez vient d'interpréter Idreno à Barcelone,
avec le succès que l'on sait, le choix de cet air, pour un récital
seul avec piano, est contestable : le dialogue avec le choeur constitue
une part importante de la partition, à laquelle la réduction
pour piano ne rend pas justice. Les variations sont toutefois intéressantes
et JDF nous gratifie de nombreux suraigus d'une facilité déconcertante.
Après la pause, le programme
se fait plus original, d'abord avec trois mélodies de Manuel Garcia,
fameux à la fois pour avoir créé le rôle de
Norfolk dans Elisabetta regina d'Inghilterra, donné naissance à
Maria Malibran et Pauline Viardot, enseigné le chant à Adolphe
Nourrit... et composé de nombreuses mélodies formant une
sorte de méthode de chant pour les plus doués. Les trois
airs présentés par Florez s'inscrivent bien dans cette dernière
perspective : El Riqui Riqui notamment, est une suite de sauts et de trilles,
dans lesquels il se promène et fait sourire.
Les trois airs suivants sont un hommage
de Florez à son pays natal, d'abord avec Teodoro Valcarcel Caballero
(né en 1900 et décédé à Lima en 1942)
puis avec Rosa Mercedes Ayarza de Morales, pianiste, chef d'orchestre et
compositeur (1881-1969) qui a réussi à mêler inspirations
européennes et traditions populaires péruviennes, comme dans
Malhaya. Dans l'interview publiée dans le programme de salle,
Florez indique que son père était un chanteur de ces airs
populaires et qu'il tenait tout particulièrement à proposer
ce répertoire en récital.
Avec Fauré et Massenet, Florez
s'aventure sur des terres à lui plus étrangères et
cela se voit. Je n'ai pas trouvé qu'"Après un rêve"
lui allait bien. Le phrasé est soigné et le français
très convenable. Mais notre ténor chante cela comme de l'opéra
et les puristes râlent ! Pour "Ouvre tes yeux bleus", c'est somme
toute moins gênant.
Le programme se conclut avec un classique
"Ah mes amis, quel jour de fête", de La Fille du Régiment.
Succès assuré, évidemment !
Quatre bis sont proposés.
Una furtiva lagrima est certainement un des sommets de la soirée,
grâce à la beauté intrinsèque de la voix de
Florez, son sens de la ligne et du legato et un jeu subtil avec
l'attention du public : les silences qui rythment la fin de l'air ménagent
une tension extrême, à l'issue de laquelle le public explose.
"Viva el conquistador" s'exclame même un afficionado latino !
La partie finale du rondo du conte Almaviva est également un très
grand moment. Enfin, après une romance de Tosti dans un genre totalement
différent, une "Donna è mobile" brillantissime permet de
conclure la soirée dans l'enthousiasme.
Le public en redemandait encore mais
quatre bis, de nos jours, après une bonne heure vingt de musique,
ce n'est déjà pas si mal, même si on se rappelle avoir
assisté à des récitals avec piano avec une dizaine
de bis (c'était Leo Nucci à Marseille, en 1986, pour ne pas
le nommer). Mais à une époque où l'exercice exigeant
du récital se raréfie, du moins pour les chanteurs de renommée
internationale, Juan Diego Florez nous a donné un magnifique moment
de musique. "El conquistador" nous a conquis !
Jean-Philippe THIELLAY