Il a fini par retourner dans l'ombre,
le grand vaisseau de verre et de lumière de la Cité des Congrès
de Nantes, le reflet, dans les eaux de la Loire toute proche, a repris
son aspect habituel.
La Folle Journée... toujours
au singulier, peut-être pour mieux souligner l'unité de temps,
de lieu, d'action. Cinq jours d'orgie musicale en continu, à peine
le temps de reprendre souffle... surtout oublier le quotidien !
Un même espace, labyrinthique,
entrelaçant spectateurs (enfants, grands et arrières grands-parents),
profanes ou initiés, interprètes (consacrés ou pleins
de jeunes promesses). Tous égaux, tous unis dans la même déambulation
fébrile, dans le même recueillement jubilatoire. La séparation
traditionnelle et un peu solennelle du public et des musiciens est fortement
atténuée, et la complicité devient vite familiarité.
Pour quelques heures, le spectateur peut se croire interprète et
le musicien devient fréquemment auditeur entre deux de ses concerts.
Le thème annuel et fédérateur
est attendu (Mozart, Beethoven, Brahms, Schubert) ou plus insolite (Hector,
Gabriel, Maurice et les autres... en 1999). Cette année 2004, la
génération 1810 : Chopin, Schumann, Liszt, Mendelssohn...
le Romantisme donc.
Quant à l'ordonnateur de cette
folle alchimie, l'improbable René Martin, il évolue près
de vous, accordant la même attention au spectateur désireux
de déverser son trop-plein d'exaltation, à une interview
entre deux escalators, à l'accrochage d'une enseigne, juché
sur une chaise... et à l'accueil de ses amis interprètes...
Avez-vous déjà rencontré l'alliance subtile de la
simplicité et du talent ?
Ils ont consenti à s'éloigner,
ces spectateurs venus pour un jour ou plusieurs, quand se sont éteints
les derniers harmoniques et que se sont apaisés les ultimes applaudissements.
Isolés ou en groupe, ils ont souvent dû franchir le pont voisin,
sous un dérisoire parapluie ne protégeant guère du
vent et de la pluie. Mais qu'importe, la promesse est là, toute
proche, quelques pas encore. Les billets, souvent obtenus après
des heures de patience sont mieux protégés qu'eux-mêmes,
tel un passeport conférant dans le même temps une identité
particulière et une adhésion collective. Car c'est bien de
cela qu'il s'agit : tisser des destins individuels dans une liturgie musicale
acceptée comme un bonheur rare, éphémère, dont
il ne restera que le désir impérieux de raconter à
ceux qui n'ont pu y assister. Mais les sons fuient et l'émotion
s'est estompée. Reste cependant le butin emporté, de l'abondante
documentation généreusement distribuée, aux CD captés
lors de certains concerts et qui seront adressés ultérieurement
aux souscripteurs...
Ils sont repartis, ces interprètes,
en long manteau sombre ou en jeans, chargés parfois de leur instrument,
discret ou encombrant, mais tous avec leurs partitions écornées,
témoins fragiles de leur vie de travail...pour les plus anciens,
de leurs espoirs pour les plus jeunes.
Nous n'évoquerons ici que quelques
oeuvres dans lesquelles la voix joue un rôle important. Mais on ne
saurait passer sous silence les multiples concerts allant de l'instrument
soliste à la grande formation orchestrale, avec peut-être
une mention particulière pour le quatuor et le quintette pour qui
ont été écrites les oeuvres les plus profondément
ancrées dans l'intimité du compositeur. Nous ne citerons
que le déchirant quatuor en Fa mineur opus 80 de Mendelssohn par
le Quatuor Lindsay et le Quintette pour piano et cordes opus 47 de Schumann,
par le même Quatuor Lindsay et le pianiste Jean - Efflam Bavouzet,
unis dans une indicible émotion.
Deux concerts sont successivement évoqués
:
Auditorium Hölderlin
Vendredi 30 janvier à 23 heures
Yumiko Tanimura, soprano
Ensemble vocal de Lausanne
Sinfonia Varsovia
Michel Corboz direction
Mendelssohn : Psaume 22 opus 78
n° 3
Kyrie en Ré mineur pour
choeur et orchestre
Psaume 42 opus 42
Auditorium Hölderlin
Samedi 31 janvier à 11 heures
45
Johanette Zomer, soprano
Marianne-Beate Kielland, mezzo-soprano
Franz Josef Selig, ténor
James Taylor, basse
Rias-Kammerchor
Akademie für Alte Musik Berlin
Daniel Reuss direction
Mendelssohn : Paulus, oratorio
opus 36
Michel Corboz a développé
une conception très personnelle de la musique, marquée par
des enregistrements prestigieux et dont on ne peut guère faire abstraction
aujourd'hui. Les souvenirs sont effectivement activés, la nostalgie
demeurant toujours en embuscade au fond de nous-mêmes. L'attente
est intense, l'exigence impérieuse, trop sûrement pour que
l'audition n'en soit pas affectée. Il est des réminiscences
qu'il vaut mieux ne pas trop solliciter, même le psaume 42,
pourtant le plus accompli, semble convenu. De discrets applaudissements
marquent la fin d'un concert peut-être trop tardif, filmé
de surcroît, puis viennent les rappels d'une salle qui tient cependant
à rendre hommage à un chef symbolique qui gère avec
quelque inélégance l'insistance des spectateurs. Partition
sous le bras et refus de l'index, le départ se fait sans chaleur
et sans humour.
Aucun état d'âme en revanche
lorsque s'élèvent les premières notes de Paulus.
La salle sera saisie deux heures durant et l'extraordinaire silence témoigne
si besoin est de l'intensité de l'interprétation. Longtemps
quelque peu délaissé au profit d'Elias, cet oratorio semble
retrouver la place qui lui est due, si l'on en juge par les enregistrements
disponibles.
Une hymne inspiré, clairvoyant,
au récit structuré, parfaitement lisible qui contribue à
donner à l'oratorio la dimension de l'opéra. Le chef Daniel
Reuss ne recherche cependant aucun effet excessif : les mots, la syntaxe,
le sens, l'évolution dramatique, tout cela et uniquement cela, avec
rigueur, avec une conviction partagée par les différents
protagonistes. La gestique sans baguette est à la mesure de l'ampleur
de l'oeuvre. Les mains décrivent des arabesques s'appropriant et
organisant l'espace sonore, passant d'une impalpable légèreté
à la violence la plus brute.
Le choeur et l'orchestre sont sertis
dans cette architecture comme on le dirait d'incrustations précieuses.
Les voix du choeur s'emparent de la ligne mélodique avec naturel
et sans heurt avec les instruments, passant de la fureur solaire aux murmures
des ténèbres. De l'orchestre (encore un orchestre berlinois)
s'élève un son soyeux (les cordes), mat (par l'intervention
d'instruments "historiques"), triomphant selon les moments (des cuivres
d'une extrême précision), et tendre avec des pianissimi à
la limite de la rupture.
Les solistes incarnent les personnages
avec justesse et intensité. Si le rôle de la mezzo-soprano
est plutôt restreint, ses trois partenaires contribuent à
la dynamique de l'oeuvre. La soprano par un subtil équilibre de
gravité et de lyrisme, le ténor par un grain de voix ferme
et délicat qui convient à son rôle de témoin,
la basse enfin, dont à la voix sait passer de l'extase à
la véhémence.
Les longues ovations, l'épuisement
du chef témoignent de la qualité des moments vécus
et de l'importance de l'oeuvre qui réclame un investissement sans
défaillance.
La Folle Journée s'est donc
endormie pour un an, telle un printemps à nouveau impatiemment attendu,
sûrement, par chacun de ceux que l'on a pu croiser ici ou là.
La ferveur observée ne laisse aucun doute, et elle ne doit rien
à une quelconque démagogie : la musique et l'homme dans leur
totale authenticité. Et si quelques applaudissements intempestifs,
dérogeant au rituel du concert, s'élèvent parfois,
ils montrent que le philtre a agi : ils reviendront demain ou plus tard,
pour une nouvelle ivresse collective... mais comme on aimerait que la folie
des hommes n'ait dans ses armoires que des travestissements aussi somptueux
!
Jacques REVERDY