Le voyage à Rouen
C'est toujours une excursion sympathique
que de découvrir une charmante ville de province en y allant écouter
un opéra. Ce n'était pas sans émotion qu'on allait
dans un théâtre dont la réputation était fameuse
quelques demi-siècles auparavant. Las, les années cinquante
avaient vu la destruction de l'antique et bourgeois théâtre
dans lequel Madame Bovary s'émouvait à l'audition de Lucie
de Lammermoor.
Mais après tout on était
venu pour l'ivresse et tant pis pour le flacon. L'ivresse, c'est La
Forza del destino, un des (nombreux) chefs-díoeuvre de Verdi et
pourtant un des moins souvent montés, tout du moins en France. Cela
s'explique sans doute par la relative difficulté de distribuer cet
ouvrage exigeant en voix, mais aussi par son épouvantable réputation
d'histoire abracadabrante. Il est vrai que la progression dramatique de
cette oeuvre, tirée d'une pièce de l'ineffable Gutierrez
(celui du Trouvère) est d'une invraisemblance rare. Il n'en
est pas moins vrai que Piave et Verdi ont réussi à tirer
de cette histoire sans queue ni tête une succession de situations
à partir desquelles le génie de Verdi a pu se déployer.
Encore faut-il réussir à
mettre en scène cette succession de tableaux espacés dans
le temps et l'espace à faire se retourner Boileau dans sa tombe.
Disons-le tout de suite : le metteur en scène a échappé
à la catastrophe, mais de peu. Le premier tableau faisait en effet
craindre le pire. A quelques mètres de l'avant-scène, un
pan de décor représentait en trompe-líoeil une perspective
d'une pièce au plafond "poutres app." rouge, aux murs verts agrémentés
d'un Picasso (nous sommes en Espagne !), une fenêtre à droite,
une porte à gauche, mais pas de canapé au milieu, les décors
n'étant pas de Roger Hart. Devant tout ceci, les principaux protagonistes
étaient au bord de la fosse en jouant (si on peut dire) une mise
en scène étudiée pour le théâtre d'Epidaure.
Heureusement, le premier acte est bref.
Aux actes suivants, le décor
était constitué d'éléments de couleur emboîtables
stylisant tour à tour l'auberge d'Hornachelos, le monastère
ou le camp de Velletri. C'était plutôt bien vu, les éclairages
permettant de rendre assez éthéré un dispositif scénique
d'un coût sans doute modeste. Les choses s'amélioraient aussi
dans la direction des acteurs. Là encore, la modestie du budget
se ressentait puisque les membres du "Choeur de Prague" dont la prestation
musicale était plus que correcte, faisaient aussi office de figurants
et même de danseurs attifés avec des uniformes tout droits
venus des stocks de feue l'Armée rouge. De tout ceci se dégageait
une atmosphère de création avec des bouts de ficelles fort
sympathique et, hors le premier acte, sans prétention.
Avant d'émettre de sérieuses
réserves au sujet du chef Oswald Sallaberger, par ailleurs directeur
musical du théâtre, il convient de souligner la qualité
du travail réalisé avec ses musiciens. Manifestement tout
ce petit monde jouait pour la première fois cette musique et pourtant
: aucun couac, aucune fausse note ni même aucun décalage.
A noter aussi au crédit du chef, une partition intégrale
sans l'ombre d'un soupçon d'une coupure. Beau travail mesdames et
messieurs, mais un peu vain. Le chef et ses musiciens n'avaient en effet
pas saisi líoeuvre ni le style de Verdi, fait à la fois d'emphase
et de simplicité. Dommage.
Dans ces conditions, on imagine volontiers
que les chanteurs étaient à la fois soutenus par le maestro
et laissé à l'abandon par le concertatore. Chacun
était donc seul face à ses moyens, son talent et ses carences.
Ann-Marie Backlund, qui chantait Leonora
avait déjà été entendue par hasard à
Stockholm (dont elle est originaire), remplacer au pied levé une
collègue dans Madama Butterfly. On avait déjà
remarqué une vraie voix ainsi qu'une maturité et une sensibilité
étonnantes pour une chanteuse de moins de 25 ans. Sa présence
à l'autre bout de l'Europe fut, en voyant l'affiche, une bonne surprise.
On n'aurait jamais pu imaginer que la surprise fût de cette taille-là
! Ann-Marie Backlund fut en effet la merveille de la soirée. Timbre
plein de soprano grand-lyrique, aigus rayonnants, graves naturels, tessiture
homogène, très bonne projection, sons filés maîtrisés
et bienvenus et, pardessus tout, une émotion à fleur de lèvres
: excellente technique et grande sensibilité. Son Madre pietosa
vergine était de toute beauté. Tout au plus pourrait-on
lui reprocher de s'être un peu économisée au premier
acte, ne faisant qu'ébaucher les merveilles offertes dans les actes
suivants.
Autre excellente surprise : la Preziosilla
de Louise Winter. Cette chanteuse fait apparemment une carrière
centrée sur le concert et pourtant, quelle bête de scène
! Dotée d'une voix saine et bien projetée, son abattage vocal
n'avait d'égal que son abattage physique tant elle virevoltait tel
un feu follet sans jamais rompre sa ligne ni relâcher un instant
un engagement à la santé réjouissante. Certes, sa
conception du personnage était celle d'une Preziosilla farouchement
bohémienne et vivandière, mais quelle fraîcheur !
On dira moins de bien des premiers
rôles masculins. Don Alvaro était chanté par Sergei
Naida, ténor russe déjà remarqué dans Otello
au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles. Ce jeune chanteur
affiche à son palmarès, en sus d'Otello et d'Alvaro, Manrico,
Calaf, Canio, Mario Cavaradossi mais aussi Arrigo des Vespri Siciliani
et
surtout Alfredo et Edgardo. Étonnant. Il est vrai qu'il a lui aussi
une voix intéressante. Mais a-t-il autre chose ? Si c'est le cas,
il ne l'a pas montré. Résultat : un air sans aucun intérêt.
Dans les deux duos héroïques en revanche, son timbre plein
et, là encore, sa bonne projection, tenaient lieu de conception
dramatique, certes limitée, mais réjouissante pour les oreilles.
Le problème du baryton américain,
Louis Otey était un peu inverse. Petite information en passant,
pour les nombreux Sutherlandophiles : lors des adieux de Dame Joan à
Covent Garden dans Die Fledermaus, c'était lui qui
chantait Eisenstein. Nous avions affaire à un routier des scènes
américaines de deuxième catégorie. Avec un physique
à la James Morris, il avait, lui, une conception de son rôle,
qui tenait cependant du modèle histrionisant américain porté
à sa perfection par un Sherrill Milnes. L'ennui c'est qu'il n'avait
en rien les moyens de ses ambitions. Du métier certes, mais que
d'artifices pour négocier à froid les aigus de Son Pereda
et quelle fatigue lors des deux grands duos. Au moment du dernier cependant,
l'engagement scénique et vocal d'un chanteur qui met ses dernières
ressources dans la balance forçait le respect et emporta l'adhésion
du public.
Daniele Tonini, la basse italienne
qui chantait Padre Guardiano, semble, quant à lui, entamer une carrière
de basse verdienne dans tous les théâtres de la péninsule.
Tant mieux pour lui. Ce chanteur ne démérite pas, mais il
faut convenir qu'il n'est doté ni d'une grande voix ni d'une belle
voix. Son chant est, en outre, assez impavide quoique sa technique et son
style soient assez irréprochables. Pas de quoi se plaindre, pas
de quoi s'enthousiasmer non plus.
Impavide n'était en revanche
pas la caractéristique du Fra Melitone de Yanni Yannissis. Ce chanteur,
précédemment habitué aux seconds rôles du Met
(il est Acciano dans l'enregistrement d'I Lombardi dirigé
par James Levine chez Decca), ne dépareillerait dans ce rôle
sur aucune grande scène du circuit international. Non seulement
il chante fort bien mais de plus il est très drôle. Les moyens
vocaux adéquats au frère bougon, une technique syllabique
et une prononciation irréprochables et toutes les ficelles du chant
comique de qualité : bonne pioche !
Le rôle de Maestro Trabuco est
souvent considéré, à tort, comme un second rôle.
C'est faire peu de cas de sa scène avec Don Carlos au deuxième
acte et surtout de sa petite chanson, A buon mercato, à la
fin du troisième acte. Les enregistrements de Piero de Palma, ou,
dans un autre genre, de Michel Sénéchal, rendent pleinement
justice à ce petit bijou de la partition. Le ténor irlandais
Donal Byrne n'a pas vraiment relevé le défi. Qu'on ne croie
pas que la direction de l'opéra de Rouen y ait distribué
un choriste recyclé. Ce chanteur a à son actif des premiers
rôles dans des théâtres de qualité, en Belgique
notamment. Sa prestation est cependant restée en retrait, comme
s'il était lui aussi convaincu qu'il chantait un comprimario.
A propos des seconds rôles, les
vrais cette fois, on y a mis à dessein celui du Marquis de Calatrava,
tant Chris de Moor, basse belge habituée de l'Opéra des Flandres,
n'a guère été convaincant. Djamila Kamal Babayeva,
mezzo-soprano azérie, a en revanche réussi à se faire
remarquer dans le court rôle de Curra. A noter qu'elle a participé
à la production du Voyage d'Hiver de Boesmans (décidément,
c'est la filière belge !).Les deux derniers rôles avaient
été distribués à de jeunes chanteurs français,
Vincent Billier et François Lis, qui ont très correctement
rempli leur office.
Au résultat, un spectacle enthousiasmant
qui recelait des merveilles, Ann-Marie Backlund notamment, et qui donne
envie, l'année prochaine à la même époque, de
retourner à Rouen pour y entendre I Due Foscari.
Xavier Luquet