C O N C E R T S 
 
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(Opéra de Rouen)
 
La Forza del destino
(la force du destin)

Giuseppe Verdi
 

Direction : Oswald Sallaberger
Mise en scène et lumières : Lukas Hemleb

Donna Leonora : Ann-Marie Backlund
Don Alvaro : Sergei Naida
Don Carlos : Louis Otey
Preziosilla : Louise Winter
Padre Guardiano : Daniele Tonini
Marchese di Calatrava : Chris de Moor
Fra Melitone : Yanni Yannissis
Curra : Djamila Babayeva
Maestro Trabuco : Donal Byrne
Un alcade : Vincent Billier
Un chirurgo : François Lis

Opéra de Rouen - Léonard de Vinci
26 mai 2002



Le voyage à Rouen
 

C'est toujours une excursion sympathique que de découvrir une charmante ville de province en y allant écouter un opéra. Ce n'était pas sans émotion qu'on allait dans un théâtre dont la réputation était fameuse quelques demi-siècles auparavant. Las, les années cinquante avaient vu la destruction de l'antique et bourgeois théâtre dans lequel Madame Bovary s'émouvait à l'audition de Lucie de Lammermoor.

Mais après tout on était venu pour l'ivresse et tant pis pour le flacon. L'ivresse, c'est La Forza del destino, un des (nombreux) chefs-díoeuvre de Verdi et pourtant un des moins souvent montés, tout du moins en France. Cela s'explique sans doute par la relative difficulté de distribuer cet ouvrage exigeant en voix, mais aussi par son épouvantable réputation d'histoire abracadabrante. Il est vrai que la progression dramatique de cette oeuvre, tirée d'une pièce de l'ineffable Gutierrez (celui du Trouvère) est d'une invraisemblance rare. Il n'en est pas moins vrai que Piave et Verdi ont réussi à tirer de cette histoire sans queue ni tête une succession de situations à partir desquelles le génie de Verdi a pu se déployer.

Encore faut-il réussir à mettre en scène cette succession de tableaux espacés dans le temps et l'espace à faire se retourner Boileau dans sa tombe. Disons-le tout de suite : le metteur en scène a échappé à la catastrophe, mais de peu. Le premier tableau faisait en effet craindre le pire. A quelques mètres de l'avant-scène, un pan de décor représentait en trompe-líoeil une perspective d'une pièce au plafond "poutres app." rouge, aux murs verts agrémentés d'un Picasso (nous sommes en Espagne !), une fenêtre à droite, une porte à gauche, mais pas de canapé au milieu, les décors n'étant pas de Roger Hart. Devant tout ceci, les principaux protagonistes étaient au bord de la fosse en jouant (si on peut dire) une mise en scène étudiée pour le théâtre d'Epidaure. Heureusement, le premier acte est bref.

Aux actes suivants, le décor était constitué d'éléments de couleur emboîtables stylisant tour à tour l'auberge d'Hornachelos, le monastère ou le camp de Velletri. C'était plutôt bien vu, les éclairages permettant de rendre assez éthéré un dispositif scénique d'un coût sans doute modeste. Les choses s'amélioraient aussi dans la direction des acteurs. Là encore, la modestie du budget se ressentait puisque les membres du "Choeur de Prague" dont la prestation musicale était plus que correcte, faisaient aussi office de figurants et même de danseurs attifés avec des uniformes tout droits venus des stocks de feue l'Armée rouge. De tout ceci se dégageait une atmosphère de création avec des bouts de ficelles fort sympathique et, hors le premier acte, sans prétention.

Avant d'émettre de sérieuses réserves au sujet du chef Oswald Sallaberger, par ailleurs directeur musical du théâtre, il convient de souligner la qualité du travail réalisé avec ses musiciens. Manifestement tout ce petit monde jouait pour la première fois cette musique et pourtant : aucun couac, aucune fausse note ni même aucun décalage. A noter aussi au crédit du chef, une partition intégrale sans l'ombre d'un soupçon d'une coupure. Beau travail mesdames et messieurs, mais un peu vain. Le chef et ses musiciens n'avaient en effet pas saisi líoeuvre ni le style de Verdi, fait à la fois d'emphase et de simplicité. Dommage.

Dans ces conditions, on imagine volontiers que les chanteurs étaient à la fois soutenus par le maestro et laissé à l'abandon par le concertatore. Chacun était donc seul face à ses moyens, son talent et ses carences.

Ann-Marie Backlund, qui chantait Leonora avait déjà été entendue par hasard à Stockholm (dont elle est originaire), remplacer au pied levé une collègue dans Madama Butterfly. On avait déjà remarqué une vraie voix ainsi qu'une maturité et une sensibilité étonnantes pour une chanteuse de moins de 25 ans. Sa présence à l'autre bout de l'Europe fut, en voyant l'affiche, une bonne surprise. On n'aurait jamais pu imaginer que la surprise fût de cette taille-là ! Ann-Marie Backlund fut en effet la merveille de la soirée. Timbre plein de soprano grand-lyrique, aigus rayonnants, graves naturels, tessiture homogène, très bonne projection, sons filés maîtrisés et bienvenus et, pardessus tout, une émotion à fleur de lèvres : excellente technique et grande sensibilité. Son Madre pietosa vergine était de toute beauté. Tout au plus pourrait-on lui reprocher de s'être un peu économisée au premier acte, ne faisant qu'ébaucher les merveilles offertes dans les actes suivants.

Autre excellente surprise : la Preziosilla de Louise Winter. Cette chanteuse fait apparemment une carrière centrée sur le concert et pourtant, quelle bête de scène ! Dotée d'une voix saine et bien projetée, son abattage vocal n'avait d'égal que son abattage physique tant elle virevoltait tel un feu follet sans jamais rompre sa ligne ni relâcher un instant un engagement à la santé réjouissante. Certes, sa conception du personnage était celle d'une Preziosilla farouchement bohémienne et vivandière, mais quelle fraîcheur !

On dira moins de bien des premiers rôles masculins. Don Alvaro était chanté par Sergei Naida, ténor russe déjà remarqué dans Otello au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles. Ce jeune chanteur affiche à son palmarès, en sus d'Otello et d'Alvaro, Manrico, Calaf, Canio, Mario Cavaradossi mais aussi Arrigo des Vespri Siciliani et surtout Alfredo et Edgardo. Étonnant. Il est vrai qu'il a lui aussi une voix intéressante. Mais a-t-il autre chose ? Si c'est le cas, il ne l'a pas montré. Résultat : un air sans aucun intérêt. Dans les deux duos héroïques en revanche, son timbre plein et, là encore, sa bonne projection, tenaient lieu de conception dramatique, certes limitée, mais réjouissante pour les oreilles.

Le problème du baryton américain, Louis Otey était un peu inverse. Petite information en passant, pour les nombreux Sutherlandophiles : lors des adieux de Dame Joan à Covent Garden dans Die Fledermaus, c'était lui qui chantait Eisenstein. Nous avions affaire à un routier des scènes américaines de deuxième catégorie. Avec un physique à la James Morris, il avait, lui, une conception de son rôle, qui tenait cependant du modèle histrionisant américain porté à sa perfection par un Sherrill Milnes. L'ennui c'est qu'il n'avait en rien les moyens de ses ambitions. Du métier certes, mais que d'artifices pour négocier à froid les aigus de Son Pereda et quelle fatigue lors des deux grands duos. Au moment du dernier cependant, l'engagement scénique et vocal d'un chanteur qui met ses dernières ressources dans la balance forçait le respect et emporta l'adhésion du public.

Daniele Tonini, la basse italienne qui chantait Padre Guardiano, semble, quant à lui, entamer une carrière de basse verdienne dans tous les théâtres de la péninsule. Tant mieux pour lui. Ce chanteur ne démérite pas, mais il faut convenir qu'il n'est doté ni d'une grande voix ni d'une belle voix. Son chant est, en outre, assez impavide quoique sa technique et son style soient assez irréprochables. Pas de quoi se plaindre, pas de quoi s'enthousiasmer non plus.

Impavide n'était en revanche pas la caractéristique du Fra Melitone de Yanni Yannissis. Ce chanteur, précédemment habitué aux seconds rôles du Met (il est Acciano dans l'enregistrement d'I Lombardi dirigé par James Levine chez Decca), ne dépareillerait dans ce rôle sur aucune grande scène du circuit international. Non seulement il chante fort bien mais de plus il est très drôle. Les moyens vocaux adéquats au frère bougon, une technique syllabique et une prononciation irréprochables et toutes les ficelles du chant comique de qualité : bonne pioche !

Le rôle de Maestro Trabuco est souvent considéré, à tort, comme un second rôle. C'est faire peu de cas de sa scène avec Don Carlos au deuxième acte et surtout de sa petite chanson, A buon mercato, à la fin du troisième acte. Les enregistrements de Piero de Palma, ou, dans un autre genre, de Michel Sénéchal, rendent pleinement justice à ce petit bijou de la partition. Le ténor irlandais Donal Byrne n'a pas vraiment relevé le défi. Qu'on ne croie pas que la direction de l'opéra de Rouen y ait distribué un choriste recyclé. Ce chanteur a à son actif des premiers rôles dans des théâtres de qualité, en Belgique notamment. Sa prestation est cependant restée en retrait, comme s'il était lui aussi convaincu qu'il chantait un comprimario.

A propos des seconds rôles, les vrais cette fois, on y a mis à dessein celui du Marquis de Calatrava, tant Chris de Moor, basse belge habituée de l'Opéra des Flandres, n'a guère été convaincant. Djamila Kamal Babayeva, mezzo-soprano azérie, a en revanche réussi à se faire remarquer dans le court rôle de Curra. A noter qu'elle a participé à la production du Voyage d'Hiver de Boesmans (décidément, c'est la filière belge !).Les deux derniers rôles avaient été distribués à de jeunes chanteurs français, Vincent Billier et François Lis, qui ont très correctement rempli leur office.

Au résultat, un spectacle enthousiasmant qui recelait des merveilles, Ann-Marie Backlund notamment, et qui donne envie, l'année prochaine à la même époque, de retourner à Rouen pour y entendre I Due Foscari.
 
 

Xavier Luquet
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