DOCTEUR FOLAMOUR
Les habitants d'une ville assiégée
souffrent de la guerre. Parmi eux, le savant Peter Bell vit un drame intérieur
: il possède le secret d'une arme absolue qui peut sauver ses concitoyens,
mais il est convaincu que cette arme porte en germe la destruction de l'humanité.
Sa femme Isadora prévient le
Prince de la découverte de Peter et de son refus de l'utiliser au
nom de son devoir envers tous les hommes ; convoqué par le
Prince, Bell lui confie ses inquiétudes et les raisons de son refus.
L'acte II commence par l'évocation
du cortège de misères entraîné par les privations
: vieillard troquant les faveurs d'une jeune fille contre un morceau de
jambon (incarnés par deux voix enregistrées dont le ton évoque
plutôt deux jeunes gens discutant du programme télé
de la soirée), buveur renonçant à l'alcool (est-ce
bien le moment ?), père courant après son enfant pour lui
voler un rat (même remarque : pas facile de choisir sa chaîne
!).
Isadora a accepté l'ordre du
Prince et tente de convaincre Peter, trahissant ainsi son amour. Puis c'est
au tour d'Artus d'invoquer les responsabilités énormes de
Peter.
Resté seul dans son laboratoire,
Peter est envahi par des songes tentateurs mais persiste dans son refus.
A l'évocation de son amour
passé, Isadora semble parvenir à le convaincre, mais Peter
reprend l'ascendant sur son double qu'il détruit symboliquement
ainsi que toute trace de ses recherches.
Au dernier acte, Bell est soumis à
la torture par Artus tandis que le peuple crie sa haine, mais rien ne peut
plus atteindre Peter emmuré dans ses pensées. Il est abattu
comme un traître.
C'est un privilège rare de pouvoir
ré-écouter des ouvrages de création relativement récente
et qui ne se sont pas véritablement imposés au répertoire.
Ecrit entre 1940 et 1955 et créé
à Nancy l'année suivante, Le Fou porte bien la marque
des préoccupations de son époque, hantée par les horreurs
de la Seconde Guerre Mondiale et les promesses d'Apocalypse de l'arme nucléaire.
Avec le recul, on accordera à Landowski le mérite de la sincérité
même si le livret n'évite pas toujours la grandiloquence.
Les personnages sont à peine esquissés et ne sont guère
que des "types", sans véritable profondeur ni réelle évolution
psychologique. Toutefois, l'action est suffisamment ramassée (l'ouvrage
dure à peine une heure et demie) pour que cela soit véritablement
gênant.
Musicalement, c'est surtout l'écriture
orchestrale, qui est la plus convaincante : relativement moderne mais récusant
le dodécaphonisme, dotée d'une certaine séduction,
complexe mais finalement très lisible. La voix est mieux servie
que chez pas mal de ses contemporains, mais sans la richesse mélodique
de l'orchestre. On regrettera également certains effets un peu faciles
et datés : les ruptures dues au passage soudain du chant à
la voix parlée, les collages avec la voix enregistrés qui
semblent préhistoriques comparés à ceux de Zimmermann...
Pour cette résurrection, le
Châtelet a réuni une distribution de très bon niveau
dont émerge le Peter Bell halluciné d'un François
Le Roux en très grande forme.
Jean-Pierre Furlan est l'autre bonne
surprise de la soirée : dans le rôle trop court d'Artus, il
déploie une voix d'un volume respectable avec des aigus plutôt
impressionnants ; quand on songe que cet artiste interprète des
rôles de premier plan dans des théâtres étrangers,
on ne peut que regretter qu'il ne soit pas davantage distribué dans
son pays.
Vibrato envahissant, volume
mal maîtrisé, diction peu claire : Nora Gubisch nous a habitué
à mieux ; saluons néanmoins un engagement impressionnant.
Jean-Luc Chaignaud est un peu discret vocalement mais incarne avec retenue
un Prince d'une grande dignité.
Je n'avais pas entendu depuis quelque
temps l'Orchestre de Paris (dont je ne suis pas a priori un fan...) : j'ai
été littéralement "bluffé" par la couleur somptueuse
de cette formation. Est-ce le travail de son chef Christoph Eschenbach
? Est-ce l'acoustique du Théâtre Mogador ? L'orchestre était-il
flatté par son installation sur scène ? Si c'est le cas,
on peut s'éviter la construction d'une nouvelle salle de concerts
à Paris !
La mise en scène de Giuseppe
Frigeni tire astucieusement parti des moyens techniques limités (1)
du Théâtre Mogador (et en plus, ça n'a pas dû
coûter cher !). L'orchestre est installé au centre de la scène,
entouré d'un praticable noir continu sur l'arrière et les
côtés ; les chanteurs évoluent sur cette muraille ou
sur le devant de la scène (Bell y manipule un ordinateur portable
posé sur un trépied : certains spectateurs ont cru qu'il
consultait la partition !).
Enfin, le mur du fond sert d'écran
géant.
Une réserve (de taille) : si
ce décor sert admirablement l'orchestre, les voix ont souvent un
peu de mal à passer, en particulier les multiples interventions
en coulisses. Qu'il s'agisse de projections enregistrées ou de scènes
où les protagonistes sont simultanément filmés en
direct, l'utilisation de la vidéo est proprement brillante (2).
Malgré la qualité de
cette réalisation, l'oeuvre ne rencontre pas vraiment son public
qui ne réserve qu'un accueil poli aux saluts (3).
Placido CARREROTTI
Notes
1. Pour
refroidir le projecteur, deux énormes gaines (arrivée d'air
froid et refoulement de l'air chaud) ont été accrochées
vaille que vaille au rebord de la Corbeille ; le ventilateur est clairement
audible durant tout le spectacle.
2.
Seuls les spectateurs dotés d'un bagage scientifique auront pu apprécier
pleinement les effets réalisés à partir de la "classification
périodique des éléments" (connue aussi sous le nom
de tableau
de Mendeleev) utilisée comme un gigantesque "bandit manchot"
pour composer des phrases choc de manière faussement aléatoire.
3.
Je ne peux conclure cette critique sans vous narrer l'anecdote suivante.
A la Corbeille, nous trouvons Christian Thielmann, assis au milieu de premier
rang ; dans son voisinage immédiat, quelques représentants
du Gotha musical autoproclamé français : Georges-François
Hirsch au premier rang lui aussi, Pierre Médecin au deuxième,
etc. Une brave dame, qui a payé sa place mais qui ne voit rien et
qui entend mal du fait de la plomberie déjà mentionnée,
cherche à se déplacer, d'autant que ce ne sont pas les sièges
libres qui manquent, surtout du côté des invités :
elle se fait envoyer paître par Thielmann, puis par un autre et par
un troisième, pour finalement retourner piteusement à sa
place. C'est alors que Médecin lâche à haute voix un
"Que les gens sont CHIANTS", aussitôt accompagné d'un grognement
d'approbation de ses voisins. Oui Monsieur Médecin, les gens sont
chiants : ils paient des impôts pour financer des spectacles déficitaires,
ils paient leur billet d'entrée, et en plus ils voudraient être
assis à côté de leurs élites sous prétexte
qu'ils ne voient rien... Ils ne sont d'ailleurs pas seulement "chiants"
: ils sont bien cons aussi, pour supporter vos pareils. Comble du mépris,
ces dignes individus auront à peine la courtoisie d'applaudir à
la fin du spectacle.