Une
intrigue infernale dans une Venise décadente et trouble
Derrière cette histoire d'une
intensité dramatique exacerbée, on retrouve la plume diablement
efficace de Victor Hugo. Tous les ingrédients du grand mélo
romantique, portés par une musique non moins emphatique, sont présents.
Mais, contrairement à la plupart des oeuvres du même tonneau,
La
Gioconda s'est maintenue au répertoire sans purgatoire significatif.
À titre d'exemple, entre 1883 et 1988, le Liceu ne recense pas moins
de 132 représentations à l'affiche de 32 saisons ! Présentée
l'été dernier aux Arènes de Vérone, cette coproduction,
adaptée pour la scène du Liceu, marque un retour de l'oeuvre
après 17 ans : sa plus longue absence dans ce théâtre.
Il faut dire qu'avec son intrigue démoniaque, sa musique tumultueuse
et séductrice et les notes extrêmes qui déclenchent
le délire du public, La Gioconda possède tout pour
plaire aux chanteurs et aux maisons d'opéra.
L'action est située dans la
Venise du 17e siècle, à l'époque de l'Inquisition.
Mais Pier Luigi Pizzi a préféré avancer jusqu'à
la fin du 18e siècle. Dans un entretien réalisé par
Luca Pellegrini, le metteur en scène explique qu'en cette période
ultime de la Sérénissime, il régnait dans la république
de Venise une atmosphère mortifère qui lui a semblé
convenir tout particulièrement à l'opéra de Ponchielli
"La
Venise que j'ai imaginée est mélancolique, nacrée,
incendiée de temps à autre par les flammes carnavalesques,
dans les moments où la musique nécessite un support chromatique
adéquat. La sensation de la mort mise en évidence par les
sombres couleurs du deuil est constamment présente. C'est comme
si on célébrait les obsèques de toute une ville. (...)
La cité est décadente, elle est immergée dans une
eau profonde et mystérieuse, rien de limpide, rien de transparent,
seulement trouble et incertitude. Quand depuis un pont où un balcon,
on se penche sur les canaux, on a une sensation de vertige. Venise est
tout à la fois une ville de rêve et de cauchemar". (traduction
personnelle)
© Bofill
Le plateau baigne en effet constamment
dans une brume hivernale. Cette volonté de grisaille rehaussée
seulement par de brusques éclats de rouge flamboyant aurait sans
doute pu être encore mieux servie par une lumière plus subtile.
Sous prétexte de mystère, tout devient souvent un peu terne,
les visages des chanteurs sont parfois assez maladroitement éclairés.
On aimerait davantage de profondeur de champ, de magie, plus d'ambiguïté.
L'intrigue est tellement tarabiscotée
que la résumer en quelques phrases relève de la gageure Disons
seulement que comme le drame Angelo, tyran de Padoue dont il est
librement inspiré, le livret de La Gioconda foisonne en passions
amoureuses contrariées - et donc redoublées -, sombres machinations,
fausses accusations de sorcellerie, dénonciations et vengeances,
suicides et meurtres. Durant le premier acte, les personnages dévoilent
leurs caractères et leurs desseins. Le mélodrame se met en
place dans une atmosphère de carnaval et d'agitation revendicative
: "feste, pane, feste".
© Bofill
Pour chacun des quatre actes, Pizzi
a conçu un dispositif scénique à l'architecture sobre,
élégante, très efficace pour faire évoluer
les protagonistes et assurer aux mouvements de foule intensité dramatique
et intelligibilité. Deux ponts vénitiens emblématiques
enjambent les canaux où évoluent embarcations et gondoles.
L'implantation varie de manière à situer l'action et lui
permettre de se dérouler d'une scène à l'autre sans
interruption gênante : un grand confort pour le spectateur.
Précise et énergique,
la direction du chef italien Daniele Callegari aborde sans complexe cette
partition contrastée. Il la fait sonner dans ses multiples climats
et réussit à maintenir d'un bout à l'autre un bon
équilibre entre choeur et orchestre. À noter au III, la diversion,
très appréciée du public qu'offre le fameux "ballet
des heures". L'occasion d'admirer dans une chorégraphie sensuelle
et athlétique l'excellent danseur espagnol Angel Corella et sa partenaire
italienne Letizia Giuliani.
© Bofill
Dans le rôle-titre, la très
wagnérienne et straussienne soprano américaine Deborah Voigt
surprend par sa transformation physique. Elle a perdu tout son embonpoint,
mais rien de ses grandes qualités vocales. Cependant, ni son jeu,
ni sa coiffure, ni son élégante robe bleue n'évoquent
une chanteuse des rues. Mais son chant pur et sensible est très
agréable, en particulier dans le superbe duo du second acte avec
sa rivale. Elle peut aussi se montrer passionnée dans la scène
avec Enzo qui suit "Essa fugge ed io chi resto ! Chi di noi, chi di noi
più amato avrà ?" et plus encore, dans sa remarquable interprétation
du dernier acte qui se ferme sur son suicide.
Dans un rôle essentiel à
l'action mais bien court pour une cantatrice de son calibre, Ewa Podles
réussit à donner un relief impressionnant au personnage de
La Cieca. Quand elle est en scène, elle sait exprimer à tout
moment - même quand elle ne chante pas ou peu - la tendresse maternelle,
la piété et la détresse de cette pauvre femme aveugle
en butte à la calomnie et livrée à une populace déchaînée.
Et quand s'élève sa voix de contralto, prenante et colorée,
pour le très bel air "Voce di donna o d'angelo", le public retient
son souffle, puis l'applaudit sans égard pour l'enchaînement
musical !
En dépit d'un timbre un peu
déplaisant dans les changements de registre, la mezzo napolitaine
Laura Elisabetta Fiorillo a une voix expressive. Sa Laura Adorno, l'épouse
infidèle, rivale de la Gioconda, est attachante du début
à la fin.
Avec une gestuelle particulièrement
juste et harmonieuse, l'imposant baryton Carlo Guelfi, espion amoureux
de la Gioconda, tient avec prestance le rôle de Barnaba. La voix
est solide et bien posée. On aimerait toutefois que le côté
machiavélique, évoquant le Iago shakespearien, soit encore
plus apparent.
Pour incarner Enzo Grimaldo, noble
génois aimé des deux jeunes femmes, le ténor canadien
Richard Margison, toujours bien campé sur ses jambes, à défaut
de séduction, dispose de beaucoup de vaillance. La voix est généralement
bien projetée et puissante, mais elle semble refuser l'obstacle
au moment des aigus extrêmes qui s'arrêtent un peu abruptement.
Margison remporte néanmoins un franc succès surtout dans
son air "Cielo e mar ! l'etereo velo splende como un santo altar".
Le personnage d'Alvise Badoero, chef
de l'Inquisition et mari trompé, est interprété avec
finesse et élégance par la basse Carlo Colombara qui chantait
le rôle à Vérone. La voix est bien assise et timbrée
; le jeu d'acteur tout à fait convaincant.
D'une manière générale,
si les déplacements des personnages principaux et secondaires comme
les mouvements de foules sont toujours très bien réglés
et fluides grâce à la scénographie de Pizzi, les relations
manquent un peu de substance entre les protagonistes (excepté pour
le couple mère/fille, Podles/ Voigt).
En conclusion, le Liceu de Barcelone
présente pour l'ouverture de sa saison lyrique une production de
qualité et un très beau plateau de chanteurs internationaux
au service d'une oeuvre plutôt bien servie. Son public manifeste
clairement son enthousiasme en cours de représentation tout comme
au rideau final.
Brigitte CORMIER