Une
Jeanne d'Arc sans apparat
Scandaleuse, la Jeanne d'Arc de Giuseppe
Verdi tombe amoureuse de Charles VII puis se laisse accuser de sorcellerie
par son père avant de mourir loin du bûcher sur le champ de
bataille dans les bras de son amant. Avec un tel comportement, notre héroïne
a beau tenter de masquer ses origines derrière son patronyme italien,
elle peine à trouver grâce aux yeux et aux oreilles d'un public
empreint de culture française. Crée en 1845 à Milan,
elle ne fut représentée à Paris qu'en 1951. Pire,
il lui a fallu attendre 160 années avant de faire ses premiers pas
en Belgique, et encore, prudente, elle a préféré la
Flandre, néerlandophone, à la Wallonie, francophone. Econome,
elle s'est aussi privée pour l'occasion du luxe d'une mise en scène.
C'est là son premier tort et aussi notre premier regret. Car Verdi
et le théâtre sont indissociables. Sa musique a besoin de
l'épreuve des planches pour donner toute sa mesure. Dans la salle
moderne du Theaterplein d'Anvers, Giovanna d'Arco perd beaucoup
de son charme "risorgimental", ce mélange de pulsion patriotique,
de souffle épique qui surgit sur les cendres du bel canto
romantique et constitue la marque de fabrique du Verdi des années
de galère. Il lui manque le geste, le glaive et la pourpre.
Outre son livret, l'oeuvre souffre
d'une inspiration disparate qui alterne joyeusement pages ronflantes et
passages sublimes. Dans la première catégorie, on range la
plupart des interventions du choeur avec, pour meilleur exemple, celle
des esprits diaboliques, "Tu sei bella", surtout quand elle est accompagnée
comme ici d'un mauvais harmonium. En revanche, on applaudit le concertato
du deuxième acte, la mort de Giovanna qui n'est pas sans rappeler
celle d'Abigaille ou le duo d'amour "Dunque O cruda", lointain cousin du
"Parigi O Cara" de La Traviata. Tout au long de la soirée,
on s'amuse d'ailleurs à reconnaître dans le septième
opéra du maître de Busseto les prémices des ouvrages
futurs, la parenté la plus flagrante restant celle entre l'introduction
du premier acte et le "Dies Irae" du Requiem. Plus généralement,
on trouve au rôle titre beaucoup d'attraits ; certains vont d'ailleurs
jusqu'à le considérer comme le plus beau portrait de femme
qu'ait tracé Verdi avant Violetta ; c'est oublier un peu rapidement
Lady Macbeth, Gilda ou Leonora.
Il n'en demeure pas moins que, pour
se satisfaire d'une simple version de concert, l'oeuvre demande des interprètes
exceptionnels. Elle doit d'ailleurs ses dernières résurrections
à des artistes de l'envergure de Renata Tebaldi, la jeune Katia
Ricciarelli ou Montserrat Caballé. La distribution réunie
ici ne se situe pas à ce niveau.
La pucelle d'Orléans qu'incarne
Marina Mescheriakova est plus vierge que guerrière. L'élégie
la trouve à son aise ; les inflexions angéliques de "Sempre
all'alba" et "Fatidica foresta" lui offrent par exemple l'occasion de filer
pianissimo de superbes notes aigues. Elle finit par en abuser au
point d'oublier les forte que comporte aussi la partition. Et l'énergie,
le mordant lui font cruellement défaut ; le trio du prologue "Son
guerriera", le duo avec Carlos déjà mentionné, celui
avec Giacomo au dernier acte "Or dal padre benedetta", déjà
handicapés par l'absence de mise en scène, perdent définitivement
leur impact dramatique. Pour la petite histoire, les Parisiens la retrouveront
à l'Opéra Bastille la saison prochaine dans la deuxième
distribution de La Bohème. Elle chantera Mimi auprès de celui
qui, sous un autre nom ce soir, brûle déjà d'amour
pour elle : Stefano Secco. Car le ténor italien s'installe aussi
à Paris en 2006. Outre Rodolfo, il interprètera Gabriele
Adorno dans la nouvelle production de Simon Boccanegra. On reste
dubitatif quant à la capacité de cette voix légère
à remplir le grand hangar de la Bastille. A Anvers, son Carlo est
frère du duc de Mantoue, séduisant, le timbre clair, l'aigu
percutant, amoureux éperdu plutôt qu'amant heureux, très
peu roi de France et encore moins soldat. Privé d'héroïsme,
il donne le meilleur de lui-même dans les cavatines "Sotto una quercia"
et surtout "Quale piu fido amico" au dernier acte qui lui vaut une belle
ovation.
L'émission engorgée,
affligé de surcroît d'un violent vibrato, Bruno Caproni ne
parvient pas à imposer la silhouette de Giacomo. A sa décharge,
il faut avouer que le personnage n'est pas facile ; aveugle, borné,
il fait figure de parent pauvre au milieu des autres pères verdiens.
Monochrome et terne dans son premier air "Franco io son", le baryton intervient
heureusement avec plus d'intensité dans la scène du sacre
mais les défauts demeurent.
D'une partition à l'orchestration
recherchée, Silvio Varviso trouve la juste dynamique malgré
la sécheresse de l'orchestre du Vlaamse Opera. Mais s'il réussit
à éviter l'écueil de la vulgarité, il ne peut
empêcher que les choeurs, imprécis, voire scolaires, ne compromettent
souvent la qualité de l'ensemble.
La représentation intervient
alors que le ministre flamand de la culture, Bert Anciaux, envisage, vraisemblablement
pour des raisons financières, une fusion de l'orchestre de l'Opéra
avec les deux autres ensembles symphoniques de Flandre : la Philharmonie
d'Anvers et l'orchestre du Vlaams Radio de Louvain. Ce projet suscite une
première intervention de deux manifestants au début du spectacle
et surtout une longue diatribe de Silvio Varviso à la fin du concert.
Il est difficile d'en comprendre le sens quand on ne parle pas la langue,
mais il semble que la nouvelle ne réjouisse ni les musiciens, ni
le public. En attendant, l'agitation qu'elle provoque empêche les
chanteurs de venir saluer individuellement (ce qui, en même temps,
nous prive de l'applaudimètre) et dispense Marina Mescheriakova
de la traditionnelle gerbe de fleurs. Si restrictions budgétaires
il faut prévoir, c'est au bout du compte pousser un peu loin le
souci d'économies.
Christophe RIZOUD