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BRUXELLES

21/11/02


Magdalena Kozena, Cleopatra
CEMA)
Giulio Cesare in Egitto

Opéra en 3 actes de Georg Friedrich HAENDEL
Livret de Nicola Francesco Haym 
 

Giulio Cesare : Marijana Mijanovic, mezzo
Cleopatra : Magdalena Kozena, mezzo
Sesto : Eirian James, mezzo
Cornelia : Charlotte Hellekant, mezzo
Tolomeo : Bejun Mehta, contre-ténor
Achilla : Alan Ewing, basse
Nireno : Armand Gavrilidès, contre-ténor
Curio : Jean-Michel Ankaoua, baryton

Les Musiciens du Louvre-Grenoble
Marc Minkowski, direction
 

Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, 21 novembre 2002


Magdalena, reine d'Egypte





Les premières rigueurs de l'hiver ont du bon : s'il faut en croire Marc Minkowski, le public bruxellois leur doit le privilège d'avoir découvert celle qui incarnera bientôt au disque la première grande Cléopâtre du vingt et unième siècle : Magdalena Kozena, remplaçant au pied levé Danielle De Niesse. Hélas, d'autres changements nettement moins heureux sont intervenus dans la distribution. En Achilla, nous nous réjouissions d'entendre la basse la plus excitante du moment : Denis Sedov, mais c'est Alan Ewing qui campa le général égyptien. La promo de la tournée annonçait Anne-Sophie Von Otter en alternance avec Malena Ernman (extravagant Neron dans l'Aggripina de René Jacobs) et Sarah Connoly en Sesto, Stephanie Blythe et Marie-Nicole Lemieux (Premier prix du Concours Reine Elisabeth) en Cornelia ; il aura fallu nous contenter d'Eirian James (le fils) et de Charlotte Hellekant (la mère). Même Dominique Visse nous aura fait faux bond, le transparent et inoffensif Armand Gavrilidès reprenant le rôle de Nireno. Partitions en main, quatre des protagonistes créaient ainsi un étrange décalage sur le plateau, d'autant qu'un embryon de mise en espace et de direction d'acteurs - j'ai rarement vu, de manière aussi systématique, les chanteurs exécuter leur air et disparaître aussitôt dans les coulisses ! - tentait de briser le statisme inhérent au concert.

Chef-d'oeuvre du belcanto, Giulio Cesare exige des natures vocales et des artistes exceptionnels, un défi que peu de productions d'opéra ont su relever. En outre, sans le secours de la scène, les chanteurs sont davantage exposés et l'exercice peut s'avérer cruel. Jeudi soir, seuls trois d'entre eux se sont montrés à la hauteur et ont consacré le triomphe des Lagides sur la Rome de Pompée. Visage anguleux et bouche carnassière, taille svelte, tout de noir vêtu, cintré dans une veste dorée, le Giulio Cesare de Marijana Mijanovic séduit d'emblée par sa présence et un alto androgyne, troublant. Quand bien même l'opacité du timbre prive d'éclat les nombreuses vocalises du rôle, l'artiste rend justice à l'héroïsme et à l'impétuosité du conquérant dont elle embrasse la diversité des états d'âme, du courroux ("Empio dirò tu sei") à la tendresse ("Caro, bella") en passant par la nostalgie ("Alma del gran Pompeo") et l'affliction (" Aure deh per pietà" tout en subtilités) avec un sens aigu de la progression dramatique et une variété d'inflexions, un raffinement dont les titulaires du rôle ne sont guère familiers. Est-ce pour faire oublier une dynamique réduite et l'absence de couleurs ? Toujours est-il qu'elle ose aussi des poitrinages spectaculaires, assénés avec une violence parfois excessive ("Al lampo dell'armi") et qui confine au tic dans les da capo (dont il faut, cependant, saluer l'originalité). C'est affaire de goût, sans doute, et cette réserve disparaît devant les qualités de la musicienne et de l'actrice.

Mon coeur s'ouvre à ta voix

Néanmoins, Magdalena Kozena et Bejun Mehta lui volent la vedette, ils dominent, d'ailleurs, très largement, l'ensemble de leurs partenaires. Tolomeo échoit souvent à des voix menues (Derek Lee Ragin), sinon ingrates (Christopher Robson, comme si la laideur morale du rôle impliquait forcément celle de l'organe), à des chanteurs placides (Graham Pushee) ou trop suaves (Brian Asawa). Bejun Mehta, lui, défie crânement César et impose un monarque autoritaire et flamboyant. Nanti d'un grain charnu et d'une projection insolente, le contre-ténor dévore les mots avec une belle rage ("L'empio, sleale, indegno") et décoche des aigus presque sauvages ("Domerò la tua fierezza"), où affleure le souvenir de l'extraordinaire soprano remarqué jadis par Leonard Bernstein.

Magdalena Kozena nous rappelle que Cleopatra est l'une des plus belles héroïnes de Haendel, mais aussi la figure centrale de l'opéra, à qui le Saxon destine le meilleur de son inspiration. Ce n'est pas le théâtre, mais la musique qui prime dans l'opera seria, et celle de Cleopatra touche plus d'une fois au sublime. Certes, un air comme "Tutto può" requiert un aigu brillant, une légèreté et une fraîcheur qui sont plutôt l'apanage des sopranos ; le mezzo a beau nous frapper par sa pureté et sa luminosité, il lui manque une aisance, ainsi que quelques notes pour que la pièce puisse vraiment s'épanouir. Par contre, le choix d'un mezzo renouvelle notre approche du rôle, tant sur le plan musical que dramatique. L'ornementation peut se déployer dans le grave et jouer sur les contrastes de timbre et la voix confère aussi au personnage une profondeur, un caractère inhabituels. Les phrases prennent un relief nouveau et certains mots libèrent enfin toute leur charge émotionnelle - "morirò" ("Se pietà") sur lequel, souvent, la voix des sopranos s'éteint alors que celle de Kozena, ardente, soutient la note jusqu'au bout. De même, si "V'adoro, pupille" n'a jamais autant évoqué le paradis, c'est d'abord grâce au timbre chaud et enveloppant du mezzo. Mais la voix n'est pas tout : c'est évidemment à l'interprète qu'il revient de s'approprier et de revisiter les lamenti ou l'aria di tempesta du troisième acte. "Se pietà" quitte ainsi le registre exclusif de la plainte, de la résignation pour se parer des accents mêlés du désespoir et de la passion et s'achever sur des lueurs d'une beauté inouïe, ambiguës comme le crépuscule et où point un ailleurs indicible. La section B de "Piangerò" n'est plus survolée, mais totalement investie : la révolte n'est plus un sursaut fugace, elle fait partie intégrante du personnage. La reprise nous fait chavirer : la voix semble surgir de nulle part, transfigurée, d'une altérité radicale, ce n'est plus du chant, mais une caresse, d'une tendresse et d'une douceur impalpables, qui s'insinue et ne nous laisse pas indemnes. Seuls les grands artistes, les illuminés, les habités, sont capables de nous offrir ce genre d'expérience, qui va bien au-delà de l'émotion esthétique ou du frisson épidermique. Ultime cadeau de la belle Tchèque : un "Da tempeste" ébouriffant, inventif, jubilatoire, la fantaisie et le panache au service du belcanto, un pur moment de bonheur ! 

Égale à elle-même, Charlotte Hellekant aura ému ou laissé de marbre. La manière dont chacun réagit au timbre et au tempérament de l'artiste fait toute la différence. Handicapé par la grisaille du timbre, son chant me paraît, une fois encore, terne et geignard : la sensibilité, les intentions sont perceptibles, mais la magie n'opère jamais. Au demeurant, la tiédeur du public semble confirmer qu'elle ne fait pas l'unanimité. Flanquée d'une voix trop courte et dépourvue de mordant - alors qu'il faudrait un mezzo incisif et pénétrant - Eirian James est incapable de traduire la jeunesse et la fougue de Sesto. Stylée, elle déploie des trésors de finesse dans le voluptueux "Cara speme" et se tire avec les honneurs du duo final de l'acte I ("Son nata a lagrimar", achevé sur un murmure), mais les airs de bravoure la montrent totalement dépassée, perdue au milieu de la houle orchestrale. Au crédit d'Alan Ewing, une lecture correcte d'Achilla, rien d'indigne, rien de mémorable non plus. 

Les Musiciens du Louvre et la direction de Minkowski n'appellent que des louanges : depuis la production amstellodamoise, leur Giulio Cesare est parfaitement rodé, efficace, mais également sans surprise. L'ouverture est brossée avec ce geste large et puissant, caractéristique du chef, qui privilégie la nervosité de la ligne, parfois au détriment des coloris. Le roi du tempo s'en donne à coeur joie et cravache ses destriers dans les airs virtuoses et la sinfonica bellica de l'acte trois, mais il ménage aussi de superbes respirations dans les pages d'atmosphère et les climax de la partition où son art du suspens fait merveille (souvenez-vous d'Ariodante et d'Hercule). Dommage qu'il ne sache pas réaliser des miracles et nous faire oublier les insuffisances de la distribution... Il reste à espérer que Magdalena Kozena, Marijana Mijanovic et Bejun Mehta soient mieux entourés en studio. En attendant, et pour retrouver une artiste en état de grâce, il faut replonger dans ce Delirio amoroso (Haendel) gravé par le mezzo tchèque et les Musiciens du Louvre, il faut oser réécouter cette plainte qui nous vrille l'âme ("Per te lasciai la luce") et voisine avec des abîmes vertigineux. Ce n'est plus du chant, c'est un coeur qui s'ouvre à nous, un don magnifique et rare.
  


Bernard Schreuders
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