Magdalena, reine d'Egypte
Les premières rigueurs
de l'hiver ont du bon : s'il faut en croire Marc Minkowski, le public bruxellois
leur doit le privilège d'avoir découvert celle qui incarnera
bientôt au disque la première grande Cléopâtre
du vingt et unième siècle : Magdalena Kozena, remplaçant
au pied levé Danielle De Niesse. Hélas, d'autres changements
nettement moins heureux sont intervenus dans la distribution. En Achilla,
nous nous réjouissions d'entendre la basse la plus excitante du
moment : Denis Sedov, mais c'est Alan Ewing qui campa le général
égyptien. La promo de la tournée annonçait Anne-Sophie
Von Otter en alternance avec Malena Ernman (extravagant Neron dans l'Aggripina
de René Jacobs) et Sarah Connoly en Sesto, Stephanie Blythe et Marie-Nicole
Lemieux (Premier prix du Concours Reine Elisabeth) en Cornelia ; il aura
fallu nous contenter d'Eirian James (le fils) et de Charlotte Hellekant
(la mère). Même Dominique Visse nous aura fait faux bond,
le transparent et inoffensif Armand Gavrilidès reprenant le rôle
de Nireno. Partitions en main, quatre des protagonistes créaient
ainsi un étrange décalage sur le plateau, d'autant qu'un
embryon de mise en espace et de direction d'acteurs - j'ai rarement vu,
de manière aussi systématique, les chanteurs exécuter
leur air et disparaître aussitôt dans les coulisses ! - tentait
de briser le statisme inhérent au concert.
Chef-d'oeuvre du belcanto,
Giulio
Cesare exige des natures vocales et des artistes exceptionnels, un
défi que peu de productions d'opéra ont su relever. En outre,
sans le secours de la scène, les chanteurs sont davantage exposés
et l'exercice peut s'avérer cruel. Jeudi soir, seuls trois d'entre
eux se sont montrés à la hauteur et ont consacré le
triomphe des Lagides sur la Rome de Pompée. Visage anguleux et bouche
carnassière, taille svelte, tout de noir vêtu, cintré
dans une veste dorée, le Giulio Cesare de Marijana Mijanovic séduit
d'emblée par sa présence et un alto androgyne, troublant.
Quand bien même l'opacité du timbre prive d'éclat les
nombreuses vocalises du rôle, l'artiste rend justice à l'héroïsme
et à l'impétuosité du conquérant dont elle
embrasse la diversité des états d'âme, du courroux
("Empio dirò tu sei") à la tendresse ("Caro, bella") en passant
par la nostalgie ("Alma del gran Pompeo") et l'affliction (" Aure deh per
pietà" tout en subtilités) avec un sens aigu de la progression
dramatique et une variété d'inflexions, un raffinement dont
les titulaires du rôle ne sont guère familiers. Est-ce pour
faire oublier une dynamique réduite et l'absence de couleurs ? Toujours
est-il qu'elle ose aussi des poitrinages spectaculaires, assénés
avec une violence parfois excessive ("Al lampo dell'armi") et qui confine
au tic dans les da capo (dont il faut, cependant, saluer l'originalité).
C'est affaire de goût, sans doute, et cette réserve disparaît
devant les qualités de la musicienne et de l'actrice.
Mon coeur s'ouvre à ta voix
Néanmoins, Magdalena
Kozena et Bejun Mehta lui volent la vedette, ils dominent, d'ailleurs,
très largement, l'ensemble de leurs partenaires. Tolomeo échoit
souvent à des voix menues (Derek Lee Ragin), sinon ingrates (Christopher
Robson, comme si la laideur morale du rôle impliquait forcément
celle de l'organe), à des chanteurs placides (Graham Pushee) ou
trop suaves (Brian Asawa). Bejun Mehta, lui, défie crânement
César et impose un monarque autoritaire et flamboyant. Nanti d'un
grain charnu et d'une projection insolente, le contre-ténor dévore
les mots avec une belle rage ("L'empio, sleale, indegno") et décoche
des aigus presque sauvages ("Domerò la tua fierezza"), où
affleure le souvenir de l'extraordinaire soprano remarqué jadis
par Leonard Bernstein.
Magdalena Kozena nous rappelle
que Cleopatra est l'une des plus belles héroïnes de Haendel,
mais aussi la figure centrale de l'opéra, à qui le Saxon
destine le meilleur de son inspiration. Ce n'est pas le théâtre,
mais la musique qui prime dans l'opera seria, et celle de Cleopatra
touche plus d'une fois au sublime. Certes, un air comme "Tutto può"
requiert un aigu brillant, une légèreté et une fraîcheur
qui sont plutôt l'apanage des sopranos ; le mezzo a beau nous frapper
par sa pureté et sa luminosité, il lui manque une aisance,
ainsi que quelques notes pour que la pièce puisse vraiment s'épanouir.
Par contre, le choix d'un mezzo renouvelle notre approche du rôle,
tant sur le plan musical que dramatique. L'ornementation peut se déployer
dans le grave et jouer sur les contrastes de timbre et la voix confère
aussi au personnage une profondeur, un caractère inhabituels. Les
phrases prennent un relief nouveau et certains mots libèrent enfin
toute leur charge émotionnelle - "morirò" ("Se pietà")
sur lequel, souvent, la voix des sopranos s'éteint alors que celle
de Kozena, ardente, soutient la note jusqu'au bout. De même, si "V'adoro,
pupille" n'a jamais autant évoqué le paradis, c'est d'abord
grâce au timbre chaud et enveloppant du mezzo. Mais la voix n'est
pas tout : c'est évidemment à l'interprète qu'il revient
de s'approprier et de revisiter les lamenti ou l'aria di tempesta
du troisième acte. "Se pietà" quitte ainsi le registre exclusif
de la plainte, de la résignation pour se parer des accents mêlés
du désespoir et de la passion et s'achever sur des lueurs d'une
beauté inouïe, ambiguës comme le crépuscule et
où point un ailleurs indicible. La section B de "Piangerò"
n'est plus survolée, mais totalement investie : la révolte
n'est plus un sursaut fugace, elle fait partie intégrante du personnage.
La reprise nous fait chavirer : la voix semble surgir de nulle part, transfigurée,
d'une altérité radicale, ce n'est plus du chant, mais une
caresse, d'une tendresse et d'une douceur impalpables, qui s'insinue et
ne nous laisse pas indemnes. Seuls les grands artistes, les illuminés,
les habités, sont capables de nous offrir ce genre d'expérience,
qui va bien au-delà de l'émotion esthétique ou du
frisson épidermique. Ultime cadeau de la belle Tchèque :
un "Da tempeste" ébouriffant, inventif, jubilatoire, la fantaisie
et le panache au service du belcanto, un pur moment de bonheur !
Égale à elle-même,
Charlotte Hellekant aura ému ou laissé de marbre. La manière
dont chacun réagit au timbre et au tempérament de l'artiste
fait toute la différence. Handicapé par la grisaille du timbre,
son chant me paraît, une fois encore, terne et geignard : la sensibilité,
les intentions sont perceptibles, mais la magie n'opère jamais.
Au demeurant, la tiédeur du public semble confirmer qu'elle ne fait
pas l'unanimité. Flanquée d'une voix trop courte et dépourvue
de mordant - alors qu'il faudrait un mezzo incisif et pénétrant
- Eirian James est incapable de traduire la jeunesse et la fougue de Sesto.
Stylée, elle déploie des trésors de finesse dans le
voluptueux "Cara speme" et se tire avec les honneurs du duo final de l'acte
I ("Son nata a lagrimar", achevé sur un murmure), mais les airs
de bravoure la montrent totalement dépassée, perdue au milieu
de la houle orchestrale. Au crédit d'Alan Ewing, une lecture correcte
d'Achilla, rien d'indigne, rien de mémorable non plus.
Les Musiciens du Louvre et
la direction de Minkowski n'appellent que des louanges : depuis la production
amstellodamoise, leur Giulio Cesare est parfaitement rodé,
efficace, mais également sans surprise. L'ouverture est brossée
avec ce geste large et puissant, caractéristique du chef, qui privilégie
la nervosité de la ligne, parfois au détriment des coloris.
Le roi du tempo s'en donne à coeur joie et cravache ses destriers
dans les airs virtuoses et la sinfonica bellica de l'acte trois,
mais il ménage aussi de superbes respirations dans les pages d'atmosphère
et les climax de la partition où son art du suspens fait merveille
(souvenez-vous d'Ariodante et d'Hercule). Dommage qu'il ne
sache pas réaliser des miracles et nous faire oublier les insuffisances
de la distribution... Il reste à espérer que Magdalena Kozena,
Marijana Mijanovic et Bejun Mehta soient mieux entourés en studio.
En attendant, et pour retrouver une artiste en état de grâce,
il faut replonger dans ce Delirio amoroso (Haendel) gravé
par le mezzo tchèque et les Musiciens du Louvre, il faut oser réécouter
cette plainte qui nous vrille l'âme ("Per te lasciai la luce") et
voisine avec des abîmes vertigineux. Ce n'est plus du chant, c'est
un coeur qui s'ouvre à nous, un don magnifique et rare.
Bernard Schreuders