Jules César décapité
Monter Giulio Cesare in Egitto
avec une troupe demande certains aménagements qui peuvent choquer
le monde inflexible des traditionalistes du baroque. Il ne faut pas trop
espérer réunir toutes les voix adaptées aux exigences
des partitions telles qu'elles sont aujourd'hui servies par le disque.
Faut-il pour autant renoncer à montrer une oeuvre aussi magistrale
? Avec courage et talent, la direction artistique de l'opéra de
Berne a relevé le défi. Un seul rôle n'a pu être
distribué dans la tessiture originale : Tolomeo s'est vu attribuer
à un baryton au lieu de la mezzo-soprano normalement prévue.
Donc, tout pouvait aller pour le mieux
si... la grippe ne s'était mêlée de l'affaire ! Depuis
la première représentation, Sesto était aphone jouant
"en muet" son rôle sur scène. Une collègue accourue
en catastrophe de l'Opéra de Zurich remplaçait la voix défaillante
depuis la fosse d'orchestre. A la troisième représentation,
la fièvre eut raison de la titulaire et sa remplaçante fut
hissée sur les planches. Ouf ! Sauvés. Mais comme un malheur
n'arrive jamais seul, l'ultime catastrophe s'annonçait. Pas moins
que le rôle-titre, la mezzo Carla Maria Wesseling, était à
son tour terrassée par la grippe ! Trouver un Giulio Cesare libre
est une gageure que le StadttheaterBern a relevé miraculeusement
en la personne du contre-ténor argentin Martin Oro, qui s'est libéré
en l'espace d'une journée pour répondre aux exigences du
rôle. Devant l'impossibilité de le mettre en confiance avec
la mise en scène et de lui tailler un costume, c'est l'assistante
du metteur en scène qui assuma le rôle "muet" du consul et
dictateur dont la voix s'élevait des pupitres de l'orchestre.
Autre aménagement à faire
hurler les inconditionnels, le livret "bernois" a été tronqué
de neuf scènes sur les quarante que compte l'oeuvre originale. Ces
mutilations, si elles privent l'auditeur d'airs admirables, ne gênent
pourtant pas la compréhension ni le déroulement de l'intrigue.
Un temple dont l'imposante structure
s'enfonce peu à peu dans un parterre de quelques dunes de sable
forme le décor (Christoph Wagenknecht). Complice de l'inexorable
enfermement des personnages, entre les murs et les colonnes de l'imposante
bâtisse recouverts de graffitis et d'inscriptions touristiques récentes,
un fauteuil et deux chaises Louis XV servent d'uniques accessoires scéniques.
Un " Où est passé mon appareil de photo " côtoyant
" Madonna you're great " et autres inscriptions en caractères cyrilliques
témoignent d'un tourisme de masse récent. Dans ce monde hétéroclite,
l'intemporalité est soulignée avec les personnages égyptiens
de l'opéra qui apparaissant dans des costumes (Sven Bindseil) d'une
Egypte ancienne relookée à la mode actuelle alors que les
Romains sont vêtus de complets vestons assimilables à ceux
des mafiosi des années trente.
Robin Adams (Tolomeo), Richard Ackermann
(Achilla),
Maria Riccarda Wesseling (Giulio
Cesare)
Photo Edouard Rieben
Dans sa mise en scène, Jakob
Peters-Messer se limite à des images simples et efficaces. Les dialogues
amoureux ou guerriers sont habités par la présence incessante
de Pompée (rôle muet) assassiné, sortant de sa tombe
et traversant régulièrement les espaces scéniques.
Cette présence fantomatique continuelle pourrait devenir lassante
si le metteur en scène allemand n'assaisonnait pas son discours
de quelques pointes d'ironie et d'humour. Ainsi cette Cléopâtre
charmeuse qui se présente à César comme une star hollywoodienne,
parodiant la langoureuse Elizabeth Taylor face à Richard Burton
dans le célèbre péplum de Joseph L. Mankiewicz tourné
en 1963. Une mise en scène vivante qui porte les protagonistes vers
un divertissement bienvenu et réconfortant malgré les problèmes
inhérents à la distribution.
Si certaines scènes laissent
transparaître la crispation des "nouveaux" chanteurs et acteurs improvisés,
musicalement cette production révèle de superbes talents.
A commencer par la superbe Cléopâtre de Tatjana Monogarova.
La soprano russe campe un personnage empreint d'un lyrisme admirable. A
l'héroïne transie d'amour, la jeune moscovite prête une
voix aux couleurs automnales. Si les mélodies de Piangerò
la sorte mia et de Tra stuol di damigelle sont éminemment
porteuses, l'artiste sait magnifiquement jouer de son instrument pour capter
l'auditoire avec quelques notes filées. Sous le charme, nous sommes
tous César ! Autre figure expressive de cette distribution, la mezzo
soprano Renée Morloc (Cornelia) est touchante de simplicité
dans l'expression de sa douleur de veuve. La voix est conduite avec retenue
et majesté et quelle sublime tristesse dans Priva son d'ogni
conforto ! La classe d'un texte, d'une musique et d'une chanteuse.
Si le baryton Robin Adams (Tolomeo) incarne avec talent un personnage
détestable à souhait, son impeccable technique vocale lui
permet de survoler aisément un rôle qui ne semble toutefois
pas convenir à son tempérament. De son côté,
la basse Richard Ackermann (Achilla) paraît se libérer
progressivement des accents parfois frustres qui caractérisaient
d'abord son chant à la faveur d'une ligne d'une grande musicalité.
Moins heureuse, la prestation de la soprano Katharina Peetz (Sesto),
dont la voix est souvent courte. Angoisses d'une première montée
sur scène ?
Dans le rôle-titre, vu les circonstances
de son engagement, le contre-ténor Martin Oro (Giulio Cesare)
tire admirablement son épingle du jeu. Depuis la fosse d'orchestre,
il projette sa voix dans l'espace du théâtre bernois sans
la moindre faiblesse. Certes, le décalage avec son "concertant"
et avec la scène déstabilise le spectateur qui entend mais
ne voit pas chanter. On peut imaginer qu'au milieu de l'orchestre, les
yeux voyageant du chef à la partition, de la partition à
la scène, de la scène au chef, il ne lui reste que peu d'espace
pour amorcer une réelle interprétation et caractérisation
du personnage. Mais le son, le ton sont là. Quand il s'engage dans
le sublime air Va tacito e nascosto, accompagné par l'exceptionnel
corniste Olivier Darbellay, le contre-ténor argentin s'envole vers
la perfection.
Une mention encore au chef Andreas
Spering, qui sait tirer du Berner Symphonie Orchester une verve et des
accents baroques auxquels l'ensemble est pourtant peu habitué. Ce
n'est certes pas la dynamique et la fougue d'un Minkowski ou d'un Jacobs,
mais l'ensemble est plaisant et remarquablement précis.
En définitive, malgré
la décapitation des protagonistes de cette production, la troupe
du Stadttheater a répondu avec talent à l'adage : "The show
must go on". Cet engagement généreux excuse largement les
quelques imperfections relevées.
Jacques SCHMITT
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Prochaines représentations :
les 13, 15, 26, 31 octobre et 6 novembre 2004