Chaque été, le Théâtre
Marynsky de Valery Gergiev vient à Baden-Baden pour un festival
d'opéra. Cette année, outre ce Boris Godounov, il programmait
Les
Fiançailles au couvent de Prokofiev et Mazeppa de Tchaïkovski
dans la magnifique salle du Festspielhaus de cette ville d'eau au charme
suranné.
Les représentations de Boris
Godounov étaient exceptionnelles car la version choisie par
Valery Gergiev était la première mouture de Moussorgski,
celle de 1869, donc sans acte polonais, et sans tableau final de la forêt
de Kromy, mais avec la scène devant la cathédrale Ste-Basile
et la première version de la scène des appartements, peut-être
encore plus audacieuse que la seconde.
Les occasions sont très rares
d'entendre sur scène cette version de 1869, les chefs préférant
celle de 1871, voire un mélange des deux. Le plaisir était
d'autant plus grand que Gergiev et ses troupes nous offraient une très
bonne exécution musicale.
La distribution est en effet homogène.
Le Boris d'Yevgeny Nikitin affiche une belle voix mais l'interprétation
est sans génie, de même pour le Grigori d'Yevgeny Strachko.
Très bon par contre le Pimène de Gennady Bezzubenkov, faisant
parfaitement ressortir l'humanité désintéressée
du personnage, ainsi que les deux moines défroqués d'Alexei
Tannowitzky (Varlaam) et Viktor Vikrov (Missaïl), drôles sans
être caricaturaux.
Côté Kremlin, très
beau Chelkalov de Vassily Gerello, très belle Xenia de Tatiana Borodina
(la soeur de l'autre ?), quant à Fiodor, il était interprété
par un jeune garçon remarquable, confondant de naturel dans la voix
et le jeu, et passant sans problème l'orchestre (Iwan Pouchkine).
Si Konstantin Plusnikov excelle dans des rôles de caractère,
comme Katschey l'immortel (Rimski-Korsakov), sa voix acide à l'aigu
difficile et un peu criard convient moins à la perfidie du personnage
de Chouisky.
Les choeurs sont comme de bien entendu
absolument somptueux, faisant de la scène du couronnement et de
la scène de la cathédrale Ste-Basile de grands moments. Orchestre
également très beau et très sûr.
Quant à Valery Gergiev, s'il
n'est pas toujours convaincant au disque, et de loin, il fut ce soir-là,
absolument superbe d'éloquence. Beaucoup d'intensité dans
sa direction, très vivante. On lui reprochera par contre des ralentis
grandiloquents et inutiles, à la fin du couronnement par exemple,
qui grossissent le trait et frisent la caricature.
Quant à la mise en scène,
elle n'offrait pas une reconstitution fidèle et traditionnelle,
voire poussiéreuse, mais au contraire une lecture contemporaine
de l'oeuvre de Moussorgski, lecture qui manquait cependant de clarté.
A force de vouloir poser des symboles, on en devient parfois obscur...
Ainsi, quid de ces immenses colonnes translucides qui descendent des cintres
pendant le couronnement, de ces coupoles/coquillages/méduses suspendues,
ou de cette araignée géante venant "manger" Boris pour sa
mort . Peu clair, peu convaincant. Quelques belles idées cependant,
ça et là : l'immense jeu de construction, avec tours et bouts
de remparts, avec lequel Féodor s'amuse dans le tableau des appartements,
la politique n'est encore pour lui qu'un jeu; ou l'habit en fer forgé
qui enserre Boris au couronnement (cf. photo), beau symbole de la lourdeur
de la tâche qui l'attend, et du peu de marge qu'elle laisse à
celui qui le porte...
On l'aura compris, ce qui faisait le
prix de ces représentations, c'était la version choisie par
Gergiev, fort bien défendue musicalement : elle démontrerait
presque que Moussorgski n'avait pas besoin de modifier son ouvrage tant
cette première version qui centre l'action à Moscou autour
du personnage de Boris, est d'une aridité et d'une intensité
extraordinaires pour l'époque.
Pierre-Emmanuel Lephay