Monter Boris Godounov
entraîne des choix de la part du chef d'orchestre et du metteur en
scène, choix de version et d'orchestration. Pour cette nouvelle
production, le programme nous indique "Version de 1872-74", mais en fait,
il s'agit d'un mélange des deux versions principales (1869 et 1872),
puisque nous voyons dans ce spectacle le tableau de la Cathédrale
Ste-Basile, alors que celui-ci est absent de la version de 1872.Notons,
pour expliquer ce "1872-74", que la deuxième version fut achevée
en 1872, mais créée en 1874, avec des coupures. En tout cas,
c'est l'orchestration de Moussorgsky qui a été choisie par
James Conlon. On ne peut que se féliciter de ce choix, même
s'il est maintenant acquis que le tripatouillage de Rimsky-Korsakov n'est
plus qu'une curiosité.
Cependant, il faut que le
chef réussisse à faire sonner cette orchestration sobre,
rauque et brute. Ce n'est pas chose facile, une baguette inadéquate
peut rapidement "appauvrir et ternir l'orchestre moussorgskien. C'est,
hélas, exactement ce que l'on a eu à Bastille. Si James Conlon
se targue (dans le programme ou à la radio) de bien connaître
Moussorgsky, ce n'est pas pour autant qu'il réussit à exalter
les composantes si particulières de son langage. Aimer une musique
ne suffit pas à bien la servir.
Rarement on se sera autant
ennuyé durant tout le Prologue, le 1er acte et le 2ème acte
, et on sort au premier entracte assez consterné... Si l' acte polonais
est mieux réussi, il n'en demeure pas moins plat dans l'ensemble
(le caractère très rythmique de sa musique n'est pas suffisamment
mis en valeur). Bref, non seulement James Conlon ne réussit pas
à faire sonner
l'orchestre de Moussorgsky
(il a pourtant à sa disposition l'un des plus beau orchestres de
France !), mais sa direction est vide, inintéressante, voire soporifique.
Plus graves encore sont les
coupures qu'il effectue dans la partition : dans le Tableau des Appartements
sont supprimées la chanson des enfants avec la nourrice et la scène
du Perroquet (deux passages introduits en 1872, alors que le programme
nous annonce justement la version de 1872 !), de même que le dialogue
entre Rangoni et Dimitri dans l'acte polonais, ce qui amoindrit considérablement
le côté conspirateur du personnage de Rangoni (et réduit
le nombre de phrases qu'il chante !)... Notons que ces coupures ne figurent
pas dans le texte du livret reproduit dans le programme, qui offre donc
la totalité du livret de 1872. Il y a là un certain laisser-aller
surprenant de la part d'une maison comme l'Opéra de Paris.
Irritant également,
le choix de la fin du tableau de la Cathédrale Ste-Basile. Ce tableau,
superbe, a été écarté par Moussorgsky dans
la verion de 1872. Mais il est tellement beau, musicalement et dramatiquement
(c'est le seul face-à-face "réel" entre Boris et le peuple),
qu'il est joué malgré tout lorsque la version de 1872 est
représentée. C'était donc la cas ici. Si Moussorgsky
a supprimé ce tableau dans la version de 1872, il s'est servi d'une
partie de sa musique (épisode de l'Innocent) pour son nouveau tableau
final (la Forêt de Kromy). Dès lors, quand on choisit de jouer
les deux tableaux (Ste Basile et Kromy), la scène de l'Innocent
apparaît à deux reprises. Pour éviter cette répétition,
on choisit alors de couper cet épisode en deux : la première
partie (l'Innocent avec les enfants) est jouée dans le tableau de
Ste-Basile, et la seconde partie (la plainte de l'Innocent) à la
toute fin du dernier tableau. Cette solution est tout à fait valable,
tant musicalement que dramatiquement. Conlon, lui, choisit de faire jouer
la plainte à la fin de Ste-Basile, et à la fin de Kromy.
On entend donc deux fois exactement la même musique, et, dramatiquement,
la "seconde" plainte de l'Innocent perd toute sa force et son impact...
Bref autant de choix qui
me paraissent vraiment agaçants, et si l'on ajoute la direction
atone dont on a parlé (et de fréquents décalages fosse-scène),
cela fait beaucoup... James Conlon ayant déjà "loupé"
sa Khovanchtchina l'an dernier (sans parler, par exemple, d'un Parsifal
complètement amorphe), il devient décidément un chef
à fuir dans ce répertoire.
Mille fois hélas,
ce n'est pas la mise en scène de Francesca Zambello qui rattrape
la mise. Rien de transcendant là encore, quelques incongruités
de ci de là pour nous réveiller dans une soirée décidément
bien ennuyeuse : les costumes curieusement argentés (plutôt
laids) de la famille impériale, la cellule en forme de télévision
de Pimène (qui avance et recule en début et fin de tableau,
gadget inutile), la Douma ressemblant à une salle de classe (avec
le fauteuil du tsar tout droit sorti de chez Habitat ou Ikea), l'Innocent
sans bonnet de fer (sur quoi tapent donc les enfants en disant "dzin dzin
dzin, comme ça sonne bien" X ?), sa présence soudaine et
incongrue pendant la mort de Boris. PlusX incompréhensible encore
est le tableau de la Forêt de Kromy qui reprend des éléments
deX décor de l'acte polonais: mêmes colonnes marbrées,
mais elles sont cette fois à terre, comme si on les avait renversées
(pourquoi donc ? c'est justement grâce à l'appui de la Pologne
que Dimitri peut se saisir de la Russie...), l'arrivée trop grandiloquente
de Dimitri et Marina à la fin de ce même tableau (il me semble
qu'à ce moment-là, Marina doit rester dans l'ombre de Dimitri,
le peuple russe ne semble en effet pas enchanté que la Pologne intervienne
dans ces événements, pourquoi alors s'acharneraient-ils ainsi
sur des jésuites, représentant la religion polonaise, comme
ils le font juste auparavant ?).
Quant à la direction
d'acteurs, elle est pratiquement inexistante, sinon parfois illogique,
le plus flagrant étant le personnage de Pimène, complètement
raté: nous voyons un homme gigotant dans tous les sens, bien loin
du moine sage et savant, au soir de sa vie...
On pouvait espérer
que les chanteurs et les choeurs allaient compenser toutes ces aberrations.
Las. Les choeurs, sans être indignes, me paraissent en baisse de
régime, et la distribution n'enchante guère à quelques
exceptions près, à commencer par Olga Borodina en Marina
qui saisit dès qu'elle commence à chanter: "enfin une voix",
se dit-on ! Certes l'aigu est un peu tiré, mais le timbre est splendide,
l'autorité et l'aplomb sont tellement en phase avec le personnage,
que l 'on est largement convaincu. Robert Brubaker (excellent Golitsyne
de Khovanchtchina [italiques] la saison passée ici même) en
Dimitri offre lui aussi une voix superbe, mais il chante pratiquement toujours
forte, ce qui lasse, et ce qui a surtout pour conséquence de le
priver d'aigus à l'acte polonais (était-il aussi en méforme
ce soir là ?) : il chante une tierce plus bas certaines notes, ou
bien chante les aigus "de profil", sans se tourner vers le public. C'est
fort dommage, car je pense que nous tenions pourtant là un fort
beau Dimitri. Le chef aurait davantage dû contenir tant d'énergie.
Totalement superbe par contre
le Rangoni de Valeri Alexeev. Voix magnifique, incarnation très
fine (il offre tout un arsenal de mimiques traduisant parfaitement le personnage),
quel dommage (pour ne pas dire plus) que Conlon lui ait coupé toute
sa scène avec Dimitri !...
Sur le plan des réussites,
il faut également citer le très beau Chtchelkalov de Sergei
Murzaev, le truculent Varlaam de Vladimir Ognovenko (malgré des
aigus en arrière) accompagné d'un très bon Alexandre
Podbolotov en Missaïl, tandis que le vétéran Konstantine
Ploujnokov en Chouïski compense une voix usée par une intelligence
musicale et dramatique remarquable. Irina Tchistiakova est une bonne Aubergiste,
mais Irina Bogatcheva est une Nourrice plus transparente. Anke Vondung
en Fiodor, et surtout Ekaterina Morosova, superbe Xenia, passent hélas
difficilement la rampe.
Vladimir Matorine est complètement
à côté du personnage de Pimène, la voix, certes
solide, présente en outre un voile gênant qui l'assourdit.
L'Innocent de Vsevolod Grivnov ne m'a pas convaincu. Même si le chanteur
fait des efforts de nuances et de caractérisation, la voix est trop
franche, trop lyrique pour un rôle qui réclame un timbre plus
éthéré. Je choisis volontairement de terminer par
le Boris de Julian Konstantinov, car il ne laisse pas un souvenir marquant.
La voix est certes belle, mais elle a finalement peu d'impact. Quant à
l'interprète, disons qu'il fait le minimum syndical.
Au final, un spectacle très
décevant. Seul l'acte polonais apporte un peu de satisfaction. Ce
n'est pas grand chose. Le public semble ne pas s'y être trompé
: il offre bien peu d'applaudissements au rideau et reçoit Conlon
sous quelques huées.
Pierre Denis