Pari réussi !
C'est à un pari courageux
qu'avait décidé de s'atteler Jean-Louis Grinda, directeur
général de l'Opéra Royal de Wallonie, en programment
les quatre volets de la Tétralogie en l'espace de deux saisons
et demie, car l'on sait que le Ring wagnérien représente
une sorte d'Himalaya lyrique devant lequel reculent nombre de directeurs
de salle, et non des moins prétentieux. De surcroît, plutôt
que de s'en remettre à un metteur en scène à la mode,
Monsieur Grinda avait décidé d'en assurer lui-même
la présentation scénique, assumant ainsi tous les risques
de l'entreprise. C'était un pari osé ; on peut aujourd'hui
affirmer que c'est un pari pleinement réussi. Amateurs de mises
en scène gore, passez votre chemin ! Le Ring de l'ORW
ne joue pas la carte d'une relecture provocante. Ayant eu l'intelligence
et la modestie de reconnaître que le meilleur metteur en scène
de l'oeuvre wagnérienne était le compositeur lui-même,
Jean-Louis Grinda s'est efforcé d'en expliciter le propos, de le
rendre accessible à tous, sans chercher à le déformer.
Il l'a fait avec un souci de cohérence qui devrait apparaître
avec davantage d'évidence encore à l'occasion des deux cycles
complets prévus la saison prochaine. Pour qualifier son travail,
un mot me vient immédiatement à l'esprit, et l'on a de plus
en plus rarement l'occasion de le prononcer sur nos scène lyriques
: probité. Le respect du compositeur et de l'oeuvre se marie
en effet ici à un refus de tout passéisme, ce qui permet
d'offrir, même à l'amateur le moins familier de la dramaturgie
wagnérienne, un accès immédiat aux messages universels
que véhicule le Ring. Ceci n'aurait naturellement pas été
possible sans une direction d'acteurs très précise et une
caractérisation approfondie des personnages.
Quel contraste entre les deux dernières
journées de la Tétralogie ! Nous en étions
resté, il y a quelques mois, sur une lecture très illustrative
de ce merveilleux livre d'images qu'est Siegfried, dans les ingénieux
et très beaux décors d'Eric Chevalier, le nouveau directeur
artistique de l'Opéra de Metz. Avec le Crépuscule, nous quittons
ce monde d'imagerie naïve, de dragons somnolents et de murmures de
la forêt, pour pénétrer dans l'univers sordide des
Gibichungen, où il n'y a place que pour la manipulation et la trahison.
Le cadre scénique s'en ressent, comme décomposé :
des panneaux et des éléments mobiles, des projections vidéo,
des effets de transparence évoquent un monde mouvant et fuyant.
Et que dire de ces filles du Rhin déchues, reléguées
au début du troisième acte dans une décharge où
viennent se déverser les déchets d'une mégapole urbaine
! L'image la plus forte survient cependant au final, lorsque les humains
abattent la statue monumentale de Wotan et que de jeunes enfants interrogatifs
viennent entourer ce symbole d'un monde révolu, sous le regard indéchiffrable
d'un Alberich juché sur la plate-forme de l'orchestre et auquel
il revient de conclure ce Ring qu'il avait inauguré dans
l'Or du Rhin.
Une autre constante de cette Tétralogie
a été la qualité de l'exécution instrumentale.
Friedrich Pleyer est parvenu à tirer le meilleur parti de son orchestre,
placé une nouvelle fois au fond de la scène sur une plate-forme
à mi-hauteur, avec une lecture avant tout soucieuse d'équilibre.
Jamais les chanteurs ne sont mis en péril dans ce Crépuscule,
où le chef démêle très professionnellement l'écheveau
des leitmotivs. Dans les passages symphoniques, l'orchestre s'autorise
en revanche quelques envolées, comme pour la mort de Siegfried.
Les choeurs font également leur apparition dans ce dernier volet,
de façon enthousiaste mais parfois désordonnée.
L'une des principales difficultés
rencontrées lorsque l'on monte le Ring est naturellement
la distribution des rôles principaux. Celui de l'ORW a connu son
lot de défaillances, ce qui, à l'occasion des précédentes
journées, avait tout de même permis au public liégeois
d'entendre l'actuel titulaire du rôle de Siegfried à Bayreuth
(Christian Franz) ainsi que le Wotan de sa génération (l'immense
James Morris). Cette fois, ce sont les deux rôles principaux qu'il
a fallu tardivement redistribuer. Kurt Schreibmayer, déjà
forfait pour Siegfried, avait cette fois laissé la place à
Alan Woodrow. Passé un duo initial très crispé, celui-ci
a démontré pourquoi il était un titulaire recherché
de ce rôle : l'instrument est sain et sonore, et l'on oublie rapidement
la gaucherie de l'interprète et la relative ingratitude du timbre.
Une certaine usure des moyens handicape le Hagen d'Arthur Korn, auquel
sa grande connaissance du rôle permet cependant de s'imposer avec
une noirceur d'autant plus impressionnante qu'elle n'est jamais outrée.
Le timbre très personnel de Philippe Rouillon sert parfaitement
un Gunther chez lequel l'autorité illusoire de son entrée
ne dissimule pas longtemps l'indécision pathologique et la plus
insigne faiblesse. Werner van Mechelen, l'une des grandes satisfactions
du Ring liégeois, confirme avec un Alberich inquiétant
à souhait.
Du côté féminin,
on note un joli trio de filles de Rhin, mais des nornes plus irrégulières.
Elzbieta Ardam, en grande forme vocale, fait honneur au récit de
Waltraute, tandis que Marcela de Loa tire le meilleur parti possible de
la pâle Gutrune. Mais la performance vocale la plus saillante est
celle de Gabriele Maria Ronge, appelée en renfort après le
forfait de Susan Owen, consécutif à la pénible prestation
de celle-ci dans Siegfried. Crédible scéniquement,
elle défend son rôle avec une sincérité et une
énergie farouche qui emportent l'adhésion, elle possède
aussi les ressources nécessaires pour aborder avec bravoure son
monologue final. Certes, la voix accuse les défauts généralement
inhérents à la pratique assidue des rôles les plus
lourds du répertoire, en termes d'homogénéité
des registres et de stabilité de l'aigu, mais cette prestation mérite
incontestablement le respect.
A tous ceux qui souhaitent voir et
entendre le Ring de Richard Wagner dans une présentation
soignée, respectueuse mais jamais figée, je recommande chaudement
le voyage en Wallonie. Deux cycles complets seront donnés en septembre
et octobre 2005, avec le renfort d'une des plus prometteuses walkyries
du moment, Janice Baird. Réservez dès maintenant !
Vincent DELOGE