Coupe à la garçonne,
robe de taffetas noir rehaussé d'une fleur en tissu rose, démarche
assurée : Susan Graham s'avance, captivant le public dès
son entrée, et se lance crânement dans les Zigeunerlieder.
Dès les premières mesures pourtant, un malaise s'installe
qui ne prendra fin qu'avec le cycle brahmsien. La renommée de Susan
Graham n'est plus à faire et il pourrait paraître bien prétentieux
de mettre en question le talent de la mezzo américaine. Mais justement,
est-ce vraiment une mezzo que nous entendons-là ? Le timbre, charnu
et rond, évoque parfaitement cette voix de contralto "chaude, profonde,
nocturne" dont parle Aragon dans Aurélien, mais la tessiture est
à l'évidence celle d'un soprano grave. Medium et aigu inépuisables
contrastent avec un registre grave écrasé, parfois poitriné
et généralement sourd. Prenons donc ces Zigeunerlieder
pour ce qu'ils sont : un échauffement, une entrée en matière
qui ne laissent qu'en partie présager des merveilles à venir.
Ce n'est pas par hasard si les Proses
lyriques trouvent la mezzo autrement à l'aise. La ligne vocale
y est souveraine de bout en bout, tout au plus çà et là
altérée par une diction un peu trop appuyée. Mais
c'est une magistrale debussyste qui se révèle ainsi, trouvant
successivement les accents d'une Mélisande dans l'onirisme lunaire
du Rêve, d'un petit Yniold dans l'espiègle naïveté
de Grève et Soir, voire d'un Golaud dans la fureur
dévastatrice des Fleurs :
"Tueur de rêves : tueur
d'illusions,
Ce pain bénit des âmes
misérables !
Venez ! venez ! les mains salvatrices
!
Brisez les vitres de mensonge,
Mon âme meurt de trop de soleil
!"
C'est à une diversité
de tons, de couleurs et d'atmosphères encore plus vaste que parvient
la cantatrice dans les Lieder de jeunesse de Berg, couronnés
par un Traumgekrönt d'une insaisissable pureté. La voix, à
la limite du murmure, atteint ce paradoxe d'un silence qui en dit plus
que toute musique.
On en voudrait alors presque à
Susan Graham de délaisser ces terres enchanteresses et de conclure
son récital par des pages d'opérette dans le plus pur style
français de l'entre-deux-guerres. Passe encore pour les Poèmes
d'Apollinaire mis en musique par Poulenc où l'on décèle
encore un parfum exquisément désuet, mais les pages plus
légères de Messager et Simons peinent à rivaliser
avec les lieder et mélodies qui les précèdent.
Cependant, la cantatrice américaine sait user de son charme et de
son aisance sur scène pour transformer ces airs en véritables
numéros de revue. Délaissant à cet égard sa
robe trop guindée pour un décolleté et un boa carmin,
elle dessine, de quelques gestes, tout un personnage.
Les bis sont à l'image
de cette dualité : l'interprète passe avec un naturel confondant
d'un envoûtant et extatique A Chloris de Reynaldo Hahn à
un numéro absolument déjanté. Cela pourrait s'appeler
"les frustrations d'une mezzo condamnée aux travestis mozartiens
et straussiens et qui rêve de grands rôles de tragédienne",
mais cela s'appelle plus simplement Sexy Lady. Dédicataire
de la partition, Susan Graham savoure chaque mot de cette irrésistible
parodie : tout y passe - du pastiche de Cherubino et d'Oktavian à
la rivalité avec les contre-ténors. Show hilarant où
l'artiste, lassée des culottes, proclame son désir d'être
une diva. Il est vrai qu'après avoir chanté "Mon Dieu, que
c'est bête un homme ! Alors, vous pensez... deux !" on ne peut lui
en vouloir de revendiquer sa féminité...
Sévag TACHDJIAN
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le programme de ce concert a été
enregistré en Avril 2003 au Carnegie Hall (CD erato)