LE PAUVRE MATELOT
Créé en avril 2001, cette
production de Peter Grimes avait fait figure d'événement,
notamment en raison d'une distribution assez exceptionnelle. Disons tout
de suite que cette reprise, sans être vraiment indigne, n'atteint
pas les mêmes sommets.
Pour qui a présent à
l'esprit l'interprétation de Ben Heppner (et ne parlons même
pas de Jon Vickers !), le choix d'Anthony Dean Griffey a quelque chose
de déconcertant. Physiquement, l'acteur est crédible, quoique
un peu monolithique ; vocalement, c'est plutôt le contraire. Griffrey
use et abuse en effet de la voix mixte : pas une note à partir du
haut médium qui ne soit émise en pure voix de poitrine. Dans
ces conditions, au lieu du frustre pêcheur, on a plutôt l'impression
d'avoir affaire à un P'tit Chanteur à la Croix de Bois qui
aurait grandi trop vite !
Certes, on m'objectera fort justement
que le créateur, Peter Pears, n'était pas franchement un
heldentenor,
mais on connaît les raisons extra-musicales du choix de Britten.
En l'occurrence, le choix d'un artiste avec ce type d'émission,
quelles que soient ses autres qualités, relève à mon
sens de l'erreur de casting.
Il revenait à Brigitte Hahn
la difficile tâche de succéder à l'émouvante
et regrettée Susan Chilcott. J'ai suffisamment critiqué Brigitte
Hahn lors de ses dernières apparitions (1)
pour lui tirer volontiers mon chapeau devant son interprétation
: une Ellen certes pleine de compassion, mais faible et dépassée
par sa mission (après tout, elle n'est plus là pour la scène
finale).
L'édition 2001 nous valait
une Auntie de luxe en la personne de Stephanie Blythe : Claire Powell ne
lui cède en rien, le personnage étant même un peu plus
"anglais" que celui campé par sa devancière.
Peter Sidhom est excellent en Balstrode
, capitaine qui en a vu d'autres et on retrouve avec plaisir la truculente
Mrs. Sedley de Della Jones, plus à l'aise ici que dans les Nozze.
L'ensemble de la distribution serait
à citer tant chacun est à sa place : ainsi Carolyn Sampson
et Valérie Condoluci, parfaites en petites grues, pour ne citer
que les benjamines.
Pour cette production, Graham Vick
a choisi de transposer l'action à l'époque contemporaine,
plus précisément durant les années Thatcher. S'il
s'agit de nous démontrer la persistance du refus de la différence
dans notre société, pourquoi pas : notre époque n'a-t-elle
pas inventé des termes comme "politically correct" pour classifier
le conformisme qu'elle entend faire régner ?
En réalité, ce parti
n'est pas heureux, ou du moins pas complètement assumé. Le
choix de l'époque et du lieu ne sont pas le fait du hasard : le
village décrit dans le livret est une assemblée de pêcheurs
isolés qui, en cas de coup dur, ne peut compter que sur elle-même
et sur la solidarité de ses membres ; par construction, cette communauté
ne peut tolérer la différence d'un des siens, car celle-ci
porte en elle le germe d'un individualisme qui viendrait mettre en péril
cette construction sociale.
Dans ces conditions, que nous apporte
cette transposition, alors que les années Thatcher sont plutôt
une décennie d'individualisme triomphant ? Figurer une cité
de mineurs gallois confrontée à la fermeture de son site
aurait eu davantage de sens. Reste un spectacle coloré et agréable,
des personnages bien campés, une direction d'acteur efficace : seul
bémol, une scène orgiaque faussement provocante dont on peine
à trouver la justification.
J'attendais avec beaucoup d'intérêt
la présence sur le podium de Stéphane Denève : c'est
Roderick Brydon qui le remplace, avec professionnalisme mais sans grand
génie. On en vient parfois même à regretter le James
Conlon de la création, excessivement bruyant mais plus engagé.
Placido CARREROTTI
Notes
1. Une
quinzaine de Comtesse, une dizaine de Rosalinde, maintenant une demi douzaine
d'Ellen Ford : plus de 20 apparitions en moins de 6 mois, il n'y a que
le "prix de gros" qui puisse justifier une telle présence.