Les réussites absolues se comptent
sur les doigts de la main, alors autant aller directement à l'essentiel
: courez voir ce Peter Grimes ! Tout le reste est littérature...
ou presque. Ceux qui ont vu ce spectacle lors de sa création en
1994 ou lors de sa reprise en 1997, en avaient conservé un souvenir
ébloui. C'est sans conteste l'une des meilleures productions de
La Monnaie de ces dix ou quinze dernières années et une des
lectures les plus abouties du chef-d'oeuvre de Britten.
Servie par une intelligence aigüe
du drame, la mise en scène de Willy Decker en exacerbe les tensions
et la violence. La direction d'acteurs est exemplaire, nerveuse, très
physique, elle multiplie les corps à corps : Grimes et Balstrod
en viennent aux mains, Ellen agrippe telle une forcenée l'Apprenti,
qui refuse de lui laisser voir son cou blessé, mais qui l'instant
d'après lui enserre la taille comme il se lovera contre un Grimes
soudain apaisé par ses rêves d'avenir, dans la Cabane, avant
la catastrophe. Sous les ciels chargés et inquiétants de
John Mac Farlane (ce superbe plasticien exposera en octobre 2004 à
Bond Street, à Londres), les mouvements de la foule, souples et
vivaces, prennent aussi un relief saisissant. A mille lieues du statisme
ou des déplacements stéréotypés et ineptes
qui handicapent tant de productions lyriques, Willy Decker semble diriger
un film : les villageois pressés à l'extrême bord de
la scène, au rythme du tambour, une croix en étendard, menaçants
et prêts à escalader le balcon, le quatuor mélancolique
formé par Ellen ,Tantine et les Nièces ("Les hommes sont
des enfants qui pleurent...") interrompu par la sinistre apparition de
Mrs Sedley, flanquée de ses veuves noires ou encore l'arrivée
de Grimes à l'Auberge, lorsque la porte s'entrouvre et qu'une ombre
démesurée et inquiétante jaillit sur le mur (Murnau
et Welles ne sont pas loin) composent autant de scènes fortes et
inoubliables.
© Johann Jacobs
A l'évidence, les interprètes
sont conscients de participer à une production exceptionnelle :
tous ont intégré la vision du metteur en scène et
rivalisent d'implication. Des murmures impalpables jusqu'aux appels à
la curée ("Apportez fer rouge et couteaux...") de la foule bigote
et haineuse, les choeurs de la Monnaie réalisent une performance
époustouflante. Dans la fosse, Kazushi Ono, maître de la pulsation
et des nuances, se distingue par un lyrisme à fleur de peau, un
sens magique des atmosphères qui libère l'extraordinaire
pouvoir évocateur des Sea Interludes. Sous sa conduite incisive
et subtile, l'orchestre, où la splendeur des cuivres le dispute
à la sensualité des cordes (admirable solo de violoncelle
à la fin du II), nous révèle, dans les passages a
priori les moins remarquables, les trésors de finesse que recèle
la partition.
© Johann Jacobs
Du personnage fruste et cruel et imaginé
par Crabbe, Britten et son librettiste ont choisi d'explorer la vulnérabilité
et les contradictions. "Le poète décrit son délire
avec une finesse et une sensibilité telles que l'on ne peut plus
considérer Grimes comme un scélérat, notait Peter
Pears, mais bien comme un individu objectivement digne de notre sympathie.
Un homme aussi noir n'aurait pu parler de ses expériences,
réelles ou imaginaires, en des termes aussi bouleversants ; aussi
le Peter Grimes de l'opéra s'est-il éloigné du scélérat
endurci pour revêtir les traits d'un personnage plus intéressant
et complexe : ceux d'un être frustré, avec une imagination
suffisamment riche pour lui inspirer le désir de vivre dans de meilleures
conditions." Nul besoin d'un ténor héroïque ou d'un
Heldentenor
pour incarner le marin. Vocalement, Michael Myers est dans la lignée
de son créateur, Peter Pears. A l'opposé d'un John Vickers
qui renouait avec la brute imaginée par Crabbe, le ténor
exprime à merveille les tourments qui déchirent le pêcheur
solitaire, privilégiant la figure du désespéré,
du poète illuminé (il faut entendre ses accents hallucinés
dans la chanson de la taverne) et de l'amoureux bourru qui s'attendrit
(vibrant duo avec Ellen, à la fin du prologue). Doté d'un
timbre de soprano lumineux et frais, Solveig Kringelborn campe une Ellen
plus juvénile et frêle que la regrettée Susan Chilcott,
mais également rebelle et très attachante. Avec Terje Stensvold
(solide baryton-basse qui nous vient, lui aussi, de Norvège), le
Capitaine Balstrod retrouve une épaisseur qui lui fait parfois défaut
alors qu'il joue un rôle essentiel et même décisif,
puisque c'est lui qui après avoir soutenu Grimes, le pousse au suicide.
Il faudrait encore écrire tout
le bien que l'on pense, entre autres, d'Anne Collins (une cabaretière
truculente à souhait) et de Sarah Walker (Mrs Sedley), impayable
en reine du crime complètement allumée, des Nièces
de Mary Hegarty et Sophie Karthaüser, délicieuses catins, piquantes
mais jamais vulgaires, du fringant et malicieux Ned Keene de Daniel Broad,
du voiturier fruste et teigneux de Brian Bannatyne-Scott (Hobson) sans
oublier l'Apprenti déjà très dégourdi et touchant
d'Alex Schiphorst (John). On l'aura compris, c'est un vrai travail de troupe
qu'il faut saluer, marqué par un souci constant de la vérité
dramatique et une musicalité rayonnante.
Bernard SCHREUDERS
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