INTIMISME
ET GRAND SPECTACLE
Réussite incontestable de l'ère
Gall, la production de Francesca Zambello de l'ouvrage fleuve de Serge
Prokofiev nous revient pour une troisième et sans doute dernière
saison. Le metteur en scène américain signe là son
meilleur spectacle parisien avec son Billy Budd. Sans surprise,
Francesca Zambello est tout à fait son aise dans les scènes
de masse de la seconde partie, les mouvements de foule étant une
de ses spécialités ; pour une fois, Bastille sort l'artillerie
lourde sur le plan technique avec des planchers actionnés par des
pistons hydrauliques et mouvants au gré des scènes : le résultat
est indéniablement spectaculaire, efficace puisqu'il permet des
changements de scène à vue, et parfois très pertinents
tel la scène où la totalité du plancher s'enfonce,
signifiant la défaite napoléonienne.
Plus surprenante est la réussite,
tout aussi indéniable, de la première partie, Zambello se
souvenant fort opportunément qu'elle fût l'assistante de Jean-Pierre
Ponnelle dont on retrouve ici l'esthétique : un décor de
murs coulissants blanc crème, des éclairages indirects puissants
et des costumes pastels simples et beaux. Théâtralement, la
direction manque parfois de subtilité, mais l'ouvrage ne s'y prête
pas toujours ; réserves mineures face à un spectacle de cette
qualité.
La distribution est légèrement
différente de celle des deux premières éditions de
l'ouvrage.
Bo Svokhus succède à
Nathan Gunn dont nous avions surtout eu l'occasion d'apprécier les
pectoraux lors des précédentes représentations. Le
baryton suédois (qui n'est pas non plus en reste physiquement) campe
un Prince Andrei nettement plus sonore que son confrère américain
qui avait du mal à passer la rampe. Il lui cède en
revanche au niveau du legato, avec un phrasé souvent haché,
une ligne de chant moins propre, qui a du mal à rendre justice aux
mélodies un peu dissonantes de Prokofiev. L'interprétation
est tout aussi exemplaire que celle de son collègue, le chanteur
accentuant le côté romantique du personnage.
Nous retrouvons la Natacha d'Olga Guryakova,
déjà protagoniste des deux dernières éditions.
En moins de cinq ans, la voix a passablement évolué, gagnant
en largeur sans altération du timbre ; on regrettera seulement que
les piani soient devenus plus rares. Scéniquement, l'incarnation
est toujours aussi remarquable, la chanteuse s'identifiant littéralement
au rôle mais sans histrionisme.
Dans le rôle difficile de Pierre
Bezoukhov, Michael König déçoit un peu après
la saisissante incarnation de Robert Brubaker. La projection est nettement
moins spectaculaire et la tessiture un peu trop tendue pour les moyens
du ténor : au premier acte, la voix a d'ailleurs tendance à
s'étrangler dans l'aigu, notamment par un recours mal maîtrisé
à l'émission mixte ; un défaut moins perceptible en
seconde partie. Le personnage est attachant, mais moyennement crédible
en amoureux transi, compte tenu d'une certaine balourdise scénique.
On pourrait quasiment faire les mêmes
reproches à l'Anatole de Vsevolod Grivnov, vocalement limité
mais d'une veulerie idéale.
Felicity Palmer est un luxe en Maria
Akhrossimova : elle lui apporte son expérience et construit le personnage
en quelques répliques.
Signalons également l'excellent
Bolkonski de Gleb Nikolsky, ou l'incarnation subtile d'Elena
Zaremba, Hélène toute en finesse perfide.
La seconde partie nous propose des
rôles théâtralement moins riches mais toujours vocalement
exigeants.
Chantant plus fort que juste, Vladimir
Ognovenko est toujours aussi efficace en Koutouzov, ses approximations
vocales ne semblant pas gêner un public enthousiaste. Moins percutant
mais plus en finesse, Vassili Gerello reprend son excellent Napoléon.
Autre second rôle digne d'éloge,
l'émouvant Platon de Nikolai Gassiev.
Je me sais minoritaire en ce qui concerne
la prestation de Vladimir Matorine, généralement bien apprécié
en première ou seconde partie ; malgré des moyens impressionnants,
je trouve son style franchement caricatural tant vocalement que scéniquement.
Les choeurs jouent un rôle primordial
dans cet ouvrage ; est-ce un effet de la fatigue due à la succession
d'ouvrages lourds, mais leur performance m'a semblé en deçà
des éditions précédentes : les ténors sont
aux abonnés absents lors de l'épigramme ; ça et là,
on constate des décalages plutôt gênants... un constat
d'autant plus étonnant que le choeur s'était plutôt
amélioré depuis sa prise en main par Peter Burian.
A la création du spectacle,
la direction de Gary Bertini, récemment disparu, ne m'avait guère
enthousiasmé : manque d'inspiration et de souffle caractérisé
par une battue un peu lourde, équilibre des vents mal maîtrisé
avec des pistons omniprésents comme dans les pires ballets de Ludwig
Minkus... Le changement est radical avec Vladimir Jurowski qui impose
une vision mortifère de l'ouvrage, accentuant les dissonances, distordant
les tempi, toujours attentif aux chanteurs et maîtrisant l'alchimie
entre les différents pupitres. C'est tout simplement remarquable
et on n'en regrette que davantage les nombreuses coupures (1)
: avec ce chef et la première distribution, nous tenions là
une référence absolue de l'ouvrage.
Placido CARREROTTI
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Notes
1. Le "massacre à
la tronçonneuse" de la partition avait valu à Bertini le
surnom de "Gary Coupeur" de la part de l'orchestre.