"Hâte-toi, Nymphe, et emmène
avec toi / La raillerie et la gaîté de la jeunesse."
L'Allegro, il Pensero ed il Moderato
(l'Allègre, le Pensif et le Modéré) est l'une des
oeuvres vocales les plus étranges que le Saxon ait jamais composées.
Créée en Février 1740, l'Allegro oscille entre
oratorio et opéra : le livret, arrangé par Charles Jennens
(le futur librettiste du Messie) dans la langue de Shakespeare,
s'inspire d'un poème de Milton et s'apparente à une réflexion
allégorique sur l'esprit humain, dénuée de toute dramatisation.
D'ailleurs, les caractères ne sont pas, à chaque fois, confiés
à un même chanteur. Par exemple, l'Allegro de soprano
devient ténor, en passant par le choeur ou la basse. Le dialogue
philosophique avance donc paisiblement, enchaînant les allusions
mythologiques et les bergeries sentimentales. L'Allegro déroute
donc, si bien que certains le considèrent comme un "oratorio profane"
tandis que d'autres y voient plutôt une "ode pastorale".
Marcus Creed a réuni un plateau
vocal de haut vol. On ne peut que s'extasier sur la beauté du chant
d'Olga Pasichnyk, sa voix puissante et pleine, la rondeur des lignes mélodiques
qui éclosent, vibrent puis s'évanouissent. Du "But oh, sad
virgin" déchirant de tristesse avec un accompagnement de violoncelles
solo à "Hide me from day's garish eyes" baigné dans une languissante
torpeur, la soprano se montre impériale et inspirée. De même,
les rares apparitions de Peter Harvey, notamment dans "Come, with native
lustre shine", soulèvent l'enthousiasme par leur spontanéité
et leur naturel. En revanche, dès les premières notes (un
récitatif sans autre forme d'introduction instrumentale), Mark Padmore
nous surprend par un timbre voilé, une voix fatiguée. Malgré
cela, le célèbre ténor garde une prestance certaine,
et se permet même une touche d'humour dans "Haste thee, nymph" où
il "ricane" merveilleusement. Le point faible de la distribution vient
de Katherine Fuge. "L'art de la Fuge" s'avère assez décevant
et souffre cruellement de la comparaison avec Lynne Dawson (John Nelson,
Virgin). L'artiste allie en effet les inconvénients d'une voix anémiée
à une application frisant le déchiffrage. Dans "straight
mine eyes hath caught new pleasures", elle lutte vainement contre un orchestre
qui l'écrase tandis que les ornements de "Orpheus' self may heave
his head" sont abattus au métronome.
Le Collegium Vocale Gent qu'on a si
souvent entendu chez Bach est fidèle à lui-même : précis,
homogène, monolithique. Le choeur excelle dans les mouvements vifs
tels le triomphant "Populous cities please me then", accompagné
par la trompette de Friedemann Immer, pionnier du temps d'Harnoncourt,
dont l'instrument sonnait étonnamment juste ce soir-là (ah,
où est donc passé le charme suranné de la trompette
naturelle rutilante et jouant un quart de ton trop haut ?). Du côté
de l'orchestre, Marcus Creed dirige la première partie de façon
souple, douce et feutrée. Le Freiburger joue tout en nuances et
en demi-teintes mais on ne peut s'empêcher de penser que le corset
précieux dont on l'affuble l'agace. Après l'entracte, changement
de décor : l'orchestre retrouve fougue et mordant, sacrifiant un
peu de sa justesse. On croirait presque entendre Gardiner (Erato). Les
attaques sont précises, les cordes grainées et cette impétuosité
soudaine insuffle une sorte de dynamique au livret immobile. En bref, c'est
un concert allègre dans sa seconde partie, pensif et modéré
dans sa première...
Viêt-Linh NGUYEN