Tendresse
et poésie au pays de Mishima
Mishima, que les pays occidentaux
connaissent surtout comme romancier, se voulait avant tout auteur dramatique,
grand admirateur de la tragédie classique, mais aussi du Nô
traditionnel japonais, dans lequel il puisa une bonne part de son inspiration.
Cinq de ses Nô modernes ont été traduits en anglais
par Donald Keene (mais aussi en français par Marguerite Yourcenar,
particulièrement inspirée dans cet exercice difficile). C'est
sur la base d'une de ces traductions anglaises que Toshio Hosokawa, considéré
aujourd'hui, depuis le décès de Takemitsu, comme le plus
important compositeur de l'école japonaise, a composé son
premier opéra, Hanjo, pour trois voix et orchestre
de chambre, dédié à son ami Kazushi Ono, le chef permanent
de l'orchestre de la Monnaie.
A travers cette oeuvre, dont il signe
également le livret, Hosokawa
réussit une remarquable synthèse entre le poème et
la musique, en y intégrant le mouvement, le tout placé sous
le signe de la contemplation. Hanako, une jeune femme, se rend tous les
matins à la gare de Tokyo et scrute le visage des hommes dans l'espoir
de retrouver Yoshida, qu'elle a aimé une nuit, il y a trois ans,
et qui lui a promis de venir la chercher. Ils ont échangé
leurs éventails en gage de fidélité, mais lorsque
Yoshida est revenu, Hanako avait été chassée de son
travail et n'était plus au rendez-vous. Depuis lors, elle s'est
réfugiée dans l'espérance et dans l'imaginaire, aux
limites de la folie; elle a été recueillie par Jitsuko, une
femme peintre qui a été émue par son histoire et par
sa beauté, mais qui craint à tout instant de la perdre si
Yoshida revenait à paraître. Or il paraît, en effet,
demande à revoir Hanako, à quoi Jitsuko tente de s'opposer,
crie son amour pour être entendu d'elle, et lorsque les amants se
retrouvent enfin face à face, Hanako choisit de ne pas reconnaître
Yoshida, et de poursuivre son chemin dans l'insatisfaction du désir
et l'épuisement sublime d'une attente qui se suffit à elle-même.
© Elisabeth Carecchio
La musique de Hosokawa doit beaucoup
à celle de son maître Takemitsu, et donc indirectement à
l'école de Boulez, mais avec néanmoins de nombreux élément
personnels, un grand raffinement de couleurs, de timbres - on songe également
à Berio - une tendresse immense et un sens de l'équilibre
particulièrement subtil, fait de climats sonores juxtaposés
qui intègrent parfaitement la voix dans l'écriture instrumentale.
Les parties vocales sont traitées suivant trois modes alternés,
le chant, la voix parlée et une sorte de sprechgesang intermédiaire
qui s'enchaînent librement. Très bien mise en valeur par la
direction fluide de Ono, qui caresse la musique à mains nues comme
une sculpture, servie avec beaucoup d'attention et de respect par l'orchestre
de chambre de la Monnaie, la partition "colle" merveilleusement au propos
du livret dont elle renforce à la fois le sens et la poésie.
Ainsi, la partition termine comme elle a commencé, par le bruissement
du souffle de la nature, imperceptible mouvement de la vie suspendue dans
l'attente.
La mezzo Lilli Paasikivi (elle alterne
avec Frederika Brillembourg) qui prêté sa voix à Jitsuko,
domine la distribution - le rôle n'est pourtant pas sympathique -
à la fois par sa présence scénique et par sa voix
chaude et puissante. A ses côtés, la suédoise Ingela
Bohlin, soprano (le rôle sera aussi tenu par Sophie Karthäuser),
semble s'être glissée très facilement dans le personnage
un peu flou de Hanako, dont elle incarne fort bien la poésie et
l'intensité. William Dazeley, baryton britannique un peu raide (c'est
le rôle qui le veut) mais très en forme vocalement, incarne
un Yoshio solidement ancré dans le réel, emphatique face
au malheur.
Discrète et parfaitement dans
le ton - mêlée au projet dès sa conception -, Anne
Teresa de Keersmaeker signe une mise en scène très sobre,
intimiste, dans un décor abstrait particulièrement beau,
et des costumes non moins réussis de Tim van Steenbergen, jeune
créateur anversois.
Claude JOTTRAND
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Notes :
France
Musiques enregistre cet opéra le 23 Juillet 2004. Diffusion
à une date ultérieure.
Cette production ouvrira la saison
2004-2005 du Théâtre
de la Monnaie à Bruxelles en septembre prochain, puis sera reprise
aux Festwochen
de Vienne en mai 2005.