CES CHERS DISPARUS !
Pour le 40ème anniversaire des
débuts in loco de Montserrat Caballé, le Liceo remontait
l'Henry VIII de Saint-Saëns, opéra quasiment jamais joué
à l'époque moderne.
Pour l'occasion, le théâtre
a fait appel à Pierre Jourdan qui a repris la mise en scène
réalisée pour Compiègne en 1990, en l'adaptant avec
un certain bonheur. Globalement, le dispositif scénique reste le
même (des colonnes qu'on retrouve dans l'architecture du Théâtre
Impérial et des stalles) ; précédemment blanchâtres,
les couleurs adoptent des tons chauds, boisés, en harmonie avec
des costumes classiques mais " sobres-et-de-bons-goût " . La direction
d'acteur reste dans à une convention théâtrale classique.
Si Jourdan n'est guère à l'aise dans les scènes de
foules, on lui reconnaîtra l'exploit d'avoir réussi à
faire bouger une Montserrat dont on connaît l'apathie scénique.
L'ouvrage est ici donnée dans
sa version franco americano catalane : certes, on distingue de temps à
autres un mot ou deux, voire une phrase, mais globalement, on ne comprend
rien dès lors qu'il s'agit de l'un des interprètes principaux
(de ce point de vue, les petits rôles donnent des leçons aux
grands).
L'oeuvre est donné sans coupure
(quand on connaît la carrière d'Henry, c'est un comble), le
principal rétablissement étant celui du ballet qui clôt
l'acte II. Au total, 3h07 de musique, dont 10 minutes de flonflons chorégraphiques.
D'une facture très académique,
l'ouvrage de Saint-Saëns gagne à être réentendu
pour en mieux en apprécier les beautés : le démarrage
reste néanmoins un peu lent, avec un premier acte assez faible.
Toutefois, la tension dramatique s'installe progressivement, avec une superbe
scène du concile, et culmine avec l'émouvant dernier acte.
Annoncé souffrant d'une laryngite
(il avait même du quitter le plateau au cours de la première
représentation pour céder la place à sa doublure),
Simon Estes ne convainc pas en Henry, dont il n'a ni la prestance, ni la
tessiture. Même en bonne santé, le baryton basse n'avait d'ailleurs
la moindre chance : le rôle d'Henry exige des ressources dans l'aigu
que ne possède plus ce chanteur, déjà dépassé
en Grand Prêtre face au Samson de Carreras, ici même l'année
dernière. Après s'être dispensé de l'aigu conclusif
de son air "Qui donc commande quand il aime" et en avoir écorché
deux autres dans son duo avec Anne Boleyn (grommellements de mécontentement
de la salle), Estes aborde plus sereinement la seconde partie, moins exposée
il est vrai, mais reste très inférieur au Philippe Rouillon
de Compiègne.
Les années passant, la technique
vocale et les moyens de Charles Workman ont évolué ... en
pire : le recours à la voix mixte est maintenant systématique
et lorsque qu'il tente de colorer son timbre de poulet écorché
en le corsant d'un peu de registre de poitrine, il se plante (nouveaux
grommellements de la salle).
Bonne surprise en revanche du côté
du ballet (coupé à Compiègne), dominé par l'argentin
Julio Bocca, (dommage que Montserrat n'y danse pas : imaginez le grand
écart !).
Dans le rôle de Boleyn, la lituanienne
Nomeda Kazlaus se dépense sans ménagement, avec le raffinement
d'une Cossotto de banlieue. On ne comprend toujours pas grand chose, mais
ce n'est pas faute de l'entendre !
La direction de José Collado
est efficace, sans beaucoup de raffinement. L'orchestre couvre malheureusement
souvent les chanteurs : compte tenu de leurs difficultés, ceux-ci
se seraient bien passé d'avoir à franchir cet obstacle supplémentaire
!
Pour Montserrat, le choix d'une oeuvre
inconnue n'est évidemment pas un hasard : l'illustre diva, désespérément
en quête de rôle à la mesure de ses moyens déclinants,
était ainsi moins exposée à des comparaisons peu flatteuses...
Il y a toutefois deux façon
d'apprécier sa performance.
Objectivement et pour dire les choses
élégamment, n'importe quelle chanteuse inconnue qui se serait
présentée au public dans de telles conditions aurait été
"jetée" dès la fin du premier acte. Un timbre usé,
un souffle instable, un volume vocal le plus souvent inaudible, des aigus
inexistants, sans parler des habituels trous de mémoire (compliments
au souffleur) : c'est franchement SOS Fantômes ! Là encore,
la comparaison avec Michèle Command tourne à l'avantage de
la reprise de Compiègne.
Plus subjectivement, les nostalgiques
se contenteront des quelques rares moments épargnés par l'outrage
du temps. Un timbre toujours unique, les sons filés de la grande
scène du Concile ("Endéhoi iéhou kéhiême",
librement inspiré de "Rendez-moi l'époux que j'aime") et
l'air final ("Ouya ouyaouyé ouyé Barnabé" librement
inspiré tout simplement) nous ramènent un instant aux années
enfuies, témoin d'une gloire passée. C'est pour leur avoir
permis de faire revivre le souvenir de leur propre jeunesse, que ses fidèles
lui diront merci.
Pas rancunier, le public (qui sait
être féroce dans d'autres occasion) réserve un bon
succès aux protagonistes et une ovation à sa gloire locale,
qui, après tout, est ici chez elle et a bien le droit de faire ce
qu'elle veut (on n'était pas obligé de venir l'entendre !).
Postface :
Le spectacle est terminé depuis
près de 2 heures. Les fans attendent toujours à la sortie
des artistes (viendra ? viendra pas ?)
La Diva paraît enfin, amaigrie,
son visage de vieille concierge enveloppé dans un fichu de sorcière.
Coup de fil discret entre deux dédicaces
: c'est l'hôpital ; hélas, l'enfant dont elle s'enquiert vient
de mourir ; Caballé soupire, abattue, comme envahie d'une immense
lassitude ; mais elle retourne à son public et avec un maigre sourire
lui accorde encore quelques dédicaces.
Il est 23 heures : appuyée sur
une béquille, Caballé sort du théâtre après
un dernier petit signe de la main.
C'est ça une diva.
C'est ça aussi Montserrat.
Placido Carrerotti