Il est
passionnant de voir comment, en quelques années, Dietrich Henschel
s'est peu à peu forgé un style propre et une conception du
lied toute personnelle. Si l'on retrouve encore, au détour
d'une phrase, dans la coloration d'un mot, l'ombre du maître, l'autre
Dietrich ; l'élève va encore plus loin en sophistication
dans son approche du genre. L'instrument, pourtant, est loin d'être
exceptionnel (osera-t-on dire que le timbre est assez pauvre et les moyens
purement vocaux limités ?) mais son usage absolument transcendant.
Voûté, les yeux presque
constamment fermés, le chanteur ne nous convie à aucun moment
dans son univers. On restera longtemps étranger à ce soliloque,
sans vraiment comprendre pourquoi l'interprète s'obstine à
vouloir nous fermer les portes de ses tourments. Il faut attendre les ultimes
vers de Totengräbers Heimweh, intériorisé à
l'extrême jusqu'à en devenir irréel et cosmique, pour
ressentir cette solitude et ce mal-être indicible. Plutôt que
de nous montrer les affres du poète, Henschel choisit de nous les
faire vivre. Cheminement douloureux aussi bien pour le public que pour
l'interprète, où la communion ne passe pas tellement par
le chant, mais par la compassion. La neurasthénie de Ständchen,
d'une pudeur et d'une efficacité inouïes, confine ainsi à
la schizophrénie avec Der Doppelgänger, dans lequel
l'auditeur ne tardera pas à s'identifier lui-même à
cette figure du double.
On peut ne pas adhérer à
cette conception éminemment sombre, on peut reprocher au baryton
le profond hermétisme de sa démarche, mais on ne peut qu'admirer
l'excellence de la réalisation et la cohérence avec laquelle
il assume ses partis pris. Il lui suffit ainsi de suspendre d'une seconde
l'attaque de la deuxième strophe de In der Ferne pour que
nous ressentions au plus profond de nous-même ce doute et cette hésitation
à répondre à l'appel du pays. Nuançant à
l'infini les lieder strophiques, il nous livre un bouleversant Abschied
dans lequel le poète, malgré la jubilation pianistique, sombre
au fil des strophes dans le renoncement et le désespoir, culminant
sur de poignants "Ade".
Le piano, justement, n'est pas étranger
à la réussite de cette aventure : rutilant, liquide, flamboyant,
Helmut Deutsch est un caméléon qui encercle l'interprète,
quitte à le couvrir parfois, pour ne laisser arriver jusqu'au baryton
que les plus valeureux Siegfried.
Si le Winterreise fait se succéder
les paysages, l'itinéraire que suit Dietrich Henschel dans son Schwanengesang
est mental, émotionnel et mnémonique : les sentiments, aussi
divers soient-ils, se teintent tous peu ou prou d'une atmosphère
de mort et revêtent une grandeur tragique et macabre saisissante.
Un cauchemar dont on hésite
pourtant à se réveiller...
Sévag TACHDJIAN