Donnant
à voir plus qu'elle ne donne à comprendre, la mise en scène
de Jérôme Savary a remporté un vif succès auprès
du public des Chorégies d'Orange. L'oeuvre est le sujet de bien
des ambiguïtés : trois épisodes différents (on
ne sait jamais trop dans quel ordre, Offenbach mourut avant la première
représentation) précédés d'une sorte de prologue
et suivis d'un épilogue, constituent la trame d'un drame émouvant,
centré sur la quête d'un amour impossible et posant des questions
essentielles sur la nature du désir, l'incommunicabilité
entre les êtres, le sens de toute vie. Ce livret très riche
de sens, au caractère universel et presque métaphysique,
contribue généralement pour beaucoup à la réussite
de l'oeuvre, qui laisse rarement indifférent.
Profitant de l'ampleur des lieux et
des moyens mis à sa disposition, Savary propose un spectacle de
grande ampleur : des choristes et figurants par centaines, des équilibristes,
un contorsionniste défilent comme à la parade, costumes et
accessoires sont absolument magnifiques et créent pour l'oeil un
ravissement permanent. Mais ces débordements luxueux et souvent
comiques ne contribuent pas nécessairement à éclairer
le sens de l'oeuvre, distraient sans cesse l'attention du spectateur qui
voudrait s'attacher au texte, et paraissent dans bien des cas trop légers,
inutiles et tapageurs.
Sur le plan musical, on notera tout
d'abord la prestation remarquable de Laurent Naouri dans le quadruple rôle
du mauvais génie (Lindorf, Coppelius, Dapertutto et le Docteur Miracle).
Sa voix sombre et puissante, sa diction impeccable, son jeu de scène
particulièrement efficace passent remarquablement bien la rampe
: il respire la noirceur et fait frémir jusqu'au dernier rang des
spectateurs. Victime de ses souvenirs et de ses rêves, Hoffmann,
chanté par Markus Haddock, offre un peu moins de présence
et de puissance vocales ; moins de précision aussi dans la diction
française, mais qu'il rachète par une belle musicalité
et un sens poétique touchant, du moins quand la mise en scène
lui en laisse le loisir.
Nous avons moins aimé le Nikklause
de Marie-Ange Todorovitch : elle force ses moyens pour remplir l'espace
et perd en couleurs ce qu'elle pense gagner en volume. Du côté
des rôles féminins, grand succès pour Désirée
Rancatore en Olympia, dont la belle virtuosité dans l'aigu remplit
d'aise un public conquis dëavance ; il faut dire qu'elle est aidée
par une mise en scène particulièrement imaginative à
cet instant de la pièce : d'énormes poupées roses
aux proportions étranges, comme inspirées par des peintures
de Botero, viennent lui tenir compagnie, créant un effet scénique
stupéfiant et irrésistible. Plus émouvantes et plus
intenses, les prestations de Béatrice Uria-Monzon (Giulietta) et
surtout d'Inva Mula (Antonia) viennent apporter la touche dramatique qui
fait défaut au reste de la production.
Pas moins de quatre choeurs, une troupe
de ballet, une compagnie d'échassiers et de très nombreux
figurants parcourent la scène et remplissent l'énorme espace
du théâtre antique. Dans la fosse, luttant sans cesse contre
le vent, jonglant avec les pinces à linge pour tenir les partitions,
l'Orchestre National de Lyon sous la direction de Michel Plasson tente
vaille que vaille de maintenir toutes ces troupes en ordre, et y réussit
globalement, malgré quelques décalages inhérents à
la disposition et à la démesure des lieux. Et quand, après
les applaudissements, l'orchestre reprend la barcarolle en guise de bis,
que tous les chanteurs se joignent au choeur, c'est un grand sentiment
de bonheur qui se répand dans toute l'assemblée. Il est près
d'une heure du matin, il fait enfin frais, les étoiles brillent
dans le ciel de Provence et le public est ravi...
Claude JOTTRAND