C'est
toujours pareil. Pendant les dix premières minutes, on en prend
plein les yeux et plein la tête. On se retrouve face à des
décors qui ont l'air sortis de l'esprit malade d'un Docteur Mabuse
génial. On se dit qu'enfin on va comprendre la teneur symbolique
de l'oeuvre, le pourquoi du comment du qui donc. Ainsi, les décorateurs
de cette production de La Monnaie se sont mortifiés les méninges
pour accoucher d'un dispositif curieux, entre série de science-fiction
des années soixante-dix et bidouillage Walt Disney.
La scène est occupée
par deux arcs de cylindres de hauteur inégale, avec des hublots,
tournant autour d'une armature où est accroché un projecteur.
Ces deux parois coulissent, faisant jouer la lumière des projecteurs.
Ils représentent les vaisseaux de Daland (le petit cylindre) et
du Hollandais (le grand cylindre, au fond à gauche). Tout cela sur
fond d'écrans géants où sont projetées de scintillantes
vidéos. Au début, il faut tenter de comprendre toute l'économie
de moyens que représente cette présentation, donc (forcément)
le surcroît de signification. Et puis, lorsqu'on constate qu'il n'y
a rien de spécial à comprendre, on s'habitue. De toutes façons,
il fait presque constamment noir.
Le problème, c'est que ce décor
plus ou moins mobile va rester strictement identique tout du long. A un
moment, sans qu'on comprenne bien pourquoi, une sorte de mur percé
d'une porte va tomber des cintres et encadrer Senta (lors de sa ballade,
mais aussi lors de la scène finale). Faut-il comprendre que Senta
est tombée amoureuse du Hollandais entre deux portes ? Ou bien qu'elle
le retient avant qu'il ne prenne la porte ? Détail croustillant,
le mur est plaqué de cuivre réfrigéré, lui-même
couvert d'une fine couche de givre neigeux, qui tombe par petit bout puis,
lorsque le mur sera remonté, gouttera discrètement sur la
tête du Hollandais. Il pleut sur son coeur comme il pleut sur son
crâne.
La vidéo joue son rôle
de toile peinte moderne. A plusieurs reprises, on nous présente
des visages immergés : l'un d'eux semble parler, mais sans faire
de bulles, ce qui est un exploit technique. Les autres, un homme et une
femme, semblent se noyer. Les cylindres ne comportent pas de bouée.
Tant pis pour eux (notre sixième sens nous dit que ce couple qui
se noie symbolise le Hollandais et Senta, mais c'est là une suggestion
intellectuelle qui reste à corroborer).
A la fin, Senta rejoint le Hollandais.
C'est-à-dire que non : elle s'approche (au péril de sa carnation
délicate) d'un mur de projecteurs rougeoyants. On ne voit pas bien
pourquoi, mais dans cette production, on ne voit jamais pourquoi, alors...
Le véritable problème,
c'est que Guy Cassiers, le metteur en scène, semble ne pas non plus
savoir pourquoi. Certes, dans le texte du programme, il nous assène
des vérités sociologiques premières à vocation
édifiante, mais sa mise en scène ressemble à ce qui
devait se faire de mieux sous le Second Empire : sur fond de bric-à-brac,
une indifférence dramatique complète. Il se passe des choses
tout à fait prenantes, mais rien ne se lit dans les gestes, les
regards, les attitudes des chanteurs qui laisseraient penser qu'on ait
tenté un seul instant de faire vivre le drame. Résultat :
les chanteurs solistes occupent deux mètres carrés à
l'avant-scène, et chantent main sur le coeur, comme au bon vieux
temps. Vive l'avant-garde ! Les décorateurs auraient peut-être
dû donner quelques tuyaux à Monsieur Cassiers.
© Johan Jacobs
Heureusement qu'il y a notre Orchestre
et notre Choeur, qui savent ce que c'est que la grandeur épique,
l'aventure du grand large, le vacarme des flots ! Kazushi Ono fait sonner
Wagner, les Choeurs font trembler le lustre et décolleraient presque
les fresques rosées et bleutées du plafond. Quelle puissance,
quelle splendeur ! Les instruments nous saisissent et ne nous lâchent
plus, tels la voix d'un barde possédé, qui nous embarque
dans son récit. Quel regret, aussi, qu'on ait cru bon d'affubler
les choeurs (où notre oeil avisé repère la beauté
parfaite d'une jeune soprano blonde au profil de princesse de conte) de
vareuses, cabans, anoraks, gilets trois fois trop grands (à dessein,
ou accident d'atelier ?), dont les longues manches traînent par terre
; et quelle pitié que ces artistes aient été contraints
par Monsieur Cassiers de faire des gestes de sémaphore supposés
symboliser... quoi ? mystère !
Heureusement aussi qu'il y a Hélène
Bernardy (Senta), notre grande chanteuse belge ! Prions la avec instance
de ne pas en faire trop, car certains aigus nous ont paru menacés
d'un vibrato excessif. Mais la couleur lyrique, le souffle, la musicalité,
la beauté du timbre nous ont tenue en haleine. Jamais elle n'a retenu
son chant, bridé sa grande voix : elle a livré une grande
soirée. Face à elle, Tomas Tomasson, basse islandaise, est
bien un peu placide. Mais il a un grand regard bleu glacial assez effrayant,
et une grosse voix de bronze qui tient merveilleusement la route. Avec
un metteur en scène aux commandes, le duo pouvait potentiellement
s'embraser.
Hélas, il faut composer avec
le Daland gauche et mal chantant d'Alfred Reiter, bien trop jeune pour
ce rôle et vocalement rustaud. Ce n'est rien comparé au calamiteux
Erik de Robert Chafin, qui détone en permanence : nous comprenons
sa douleur, mais plus que nous ne l'aurions souhaité !
Un coup de chapeau à Jacqueline
Van Quaille, la grande Jacqueline toujours aussi vaillante, pleine d'autorité
dans l'accent et la stature. On ne plaisante pas avec un tel chaperon.
Gloire à Jacqueline.
On sort de là en se disant que
Le Hollandais Volant est une oeuvre fantasmagorique dont la sombre
puissance reste toujours aussi prenante. Et que l'on devrait en interdire
l'accès aux théâtreux qui, à force de se tripoter
les lobes du cerveau (entre autres organes), ont fini par perdre le sens
de la magie et de l'enchantement.
Hélène
Mante