Il est
des concerts miraculeux dont on sort sur un nuage tant l'adéquation
entre les oeuvres, les interprètes et le lieu a été
totale. Le temps et l'espace tendent alors à se faire oublier, et
l'on a l'impression d'avoir vécu une expérience plutôt
que d'être allé à un simple concert.
On connaît l'excellence de Paul
van Nevel et de son choeur, le Huelgas Ensemble. Leur rôle dans la
redécouverte d'oeuvres rares du moyen âge jusqu'à la
Renaissance, notamment le répertoire, extrêmement difficile
techniquement, de l'Ars subtilior, cette période charnière
entre le XIVe et le XVe siècles. De nombreux disques ont émaillé
ce travail passionnant, dont quelques-uns des jalons les plus marquants
sont l'intégrale des motets isorythmiques de Guillaume Dufay (Harmonia
Mundi) ou le disque consacré à des oeuvres magnifiques de
Mattheus Pipelare (Sony).
On reconnaît surtout à
travers tous ces enregistrements un son typique : rond, lisse mais plein.
On le retrouve tel quel en concert. Les chanteurs font montre d'une maîtrise
impeccable et extrêmement impressionnante de leur voix. La justesse
n'est jamais prise en défaut (ce qui, pour un programme entièrement
a
capella est remarquable) mais surtout, l'homogénéisation
de l'ensemble est stupéfiante, à tel point que l'on a l'impression
d'entendre un "orgue humain" alimenté par une soufflerie infinie
et actionné par un seul musicien.
C'est bien sûr à Paul
van Nevel que l'on doit cette impression incroyable. La direction est minimale
(mais le répertoire n'en exige pas plus), le tactus très
net, l'attention aux chanteurs extrême. Surtout, on constate une
direction plus vivante que dans les premiers disques de l'ensemble. Le
discours s'emporte parfois dans des envolées que concluent des cadences
magiques, on a l'impression alors de suivre le son dans son ascension vers
la charpente de l'église Saint-Pierre-aux-Nonnains, un lieu qui
participe grandement au sentiment de plénitude qui envahit l'auditeur.
Considérée comme la plus vieille église de France,
la sobriété de l'architecture et du décor, la perfection
de l'acoustique en font un joyau pour le répertoire médiéval,
et le Huelgas Ensemble, en se plaçant en cercle au centre de l'église,
ajoute encore à la magie de la soirée.
Le programme avait pour thème
"Le contrepoint improvisé aux XVe et XVIe siècles". Il s'agit
d'une pratique - appelée également "chant sur le livre" -
où les musiciens avaient la liberté d'improviser ponctuellement
une ligne mélodique à partir d'une série de notes
en valeurs longues (la teneur). Les musiciens qui se lancent dans une telle
aventure doivent faire preuve d'une grande connaissance du style mais aussi
d'une technique vocale qui permette d'exécuter des vocalises tout
aussi ardues que celles rencontrées dans certains répertoires
plus tardifs. Une telle pratique nécessite également que
chaque partie soit tenue par une seule voix, ce qui était très
rarement le cas ce soir, où les chanteurs étaient le plus
souvent par deux. De fait, les improvisations avaient été
pensées à l'avance puis posées sur le papier. Il n'en
reste pas moins que le travail de reconstitution est remarquablement pensé
et qu'il nous offre des moments extraordinaires, comme ce "Gaudeamus Omnes"
d'Alexander Agricola, où deux voix de femmes se lancent dans d'exubérants
mélismes dont la perfection d'exécution laisse pantois. Les
oeuvres retenues par Paul van Nevel étaient toutes d'un intérêt
certain, avec les sommets absolus que constituent les pages de Brumel,
Dufay ou Palestrina.
On l'aura compris, l'enchantement a
été continu pendant cette soirée. Tout juste reprochera-t-on
une articulation assez molle, et quelques parti pris discutables, comme
cette teneur de la voix de ténor chantée par deux hommes
et... une femme dans le "Gaudeamus Omnes" d'Agricola. On regrettera également
l'absence de l'extraordinaire motet de Josquin, "Praeter Rerum Seriem"
a 6 (dont 2 parties de basse), pourtant inscrit au programme. Bien peu
de choses en regard des moments exceptionnels qu'il nous a été
donné de vivre.
Pierre-Emmanel LEPHAY