Idoménée révèle
Idamante
Moderne dans sa musique et traditionnel
dans son expression lyrique, Idomeneo, Rè di Creta est un
opéra déroutant. Doit-on le jouer ou le chanter ? Le dramatiser
pour en extraire l'intrigue théâtrale ou le symboliser pour
en glorifier la délicatesse des sentiments ? Les règles strictes
antérieurement attachées à l'opera seria sont
aujourd'hui fort heureusement transgressées. Les productions actuelles
sont notablement plus inventives et dynamiques que celles auxquelles assistaient
nos grands-parents. En s'attachant à la théâtralisation,
la sélection des chanteurs s'élargit aussi considérablement,
car elle n'est plus confinée à la tradition d'un chant proche
de la musique baroque.
Reprise du Festival de Salzbourg 2000,
la production genevoise semble avoir favorisé un choix hétéroclite
d'interprètes. Les uns soutenant le chant mozartien, les autres
étant plus proches d'une théâtralisation de l'opéra,
ce mélange mariant les deux tendances ne choque pas pour autant.
Si Genève n'a ni la prétention (ni les moyens économiques)
de présenter une distribution aussi brillante qu'à Salzbourg
- avec, entre autres, Vesselina Kasarova (Idamante) et Luba Orgonasova
(Elettra) - les protagonistes, dans l'ensemble, ont offert une belle prestation
d'où ressortent quelques rares individualités.
A commencer par la mezzo-soprano tchèque
Hanna Esther Minutillo (Idamante), qui s'empare de son personnage et le
projette au centre de l'intrigue comme si Idoménée révélait
Idamante. Dominant le plateau, la voix intentionnellement durcie, presque
sans vibrato, elle incarne le jeune conquérant, le roi en
devenir. Noble sans maniérisme, crâne sans brutalité,
le geste altier, la démarche volontaire, la jeune femme est admirable.
Elle fait le théâtre. Totalement engagée, elle donne
l'impression de chanter sans chanter, de jouer sans jouer. Elle est. Tout
simplement. Parfaite technicienne, jamais son chant ne fait défaut.
Étrangement, son assurance vocale juvénile contraste avec
bonheur avec l'usure de la voix de Keith Lewis (Idomeneo). Si elle est
le jeune prince, il est (malgré lui !) le vieux roi. Les difficultés
que le ténor néo-zélandais éprouve dans ses
vocalises se muent en un touchant message de générations.
Au chapitre d'une virtuosité encore intacte, à signaler celle
du ténor américain Jeffrey Francis (Arbace). Plus décevantes,
les deux protagonistes féminines Carmela Remigio (Ilia) et Marcella
Orsatti Talamanca (Elettra). Si la diction approximative de la première
l'empêche d'apporter toute la douceur amoureuse de son personnage,
la "trop belle" voix de la seconde lui interdit la véhémence
de la jalousie.
Dans Idomeneo, Rè di Creta,
Mozart innove en confiant au choeur le rôle d'un véritable
personnage. Admirablement préparé, le choeur du Grand-Théâtre
évolue dans l'excellence. Même si quelques légers décalages
dus aux exigences de la mise en scène pourraient lui être
reprochés, il se prend au jeu des mouvements scéniques sans
pour autant manquer à l'admirable musicalité qui en fait
un miracle et un enchantement à chacune de ses prestations. Seule
légère ombre au tableau de cet excellent spectacle, sous
la baguette autoritaire de Michael Gielen, l'Orchestre de Chambre de Lausanne
est apparu moins seyant qu'à son habitude. Imposant une certaine
dureté à l'ensemble, le chef allemand lui fait perdre un
peu de sa brillance. Dommage, l'instrument lausannois est pourtant si beau
!
Jouant de couleurs pastel en phase
avec l'intrigue, le couple de metteurs en scène allemands (les "Herrmann"
comme la coutume les appelle dorénavant) signe une lecture dépouillée
et efficace de cet Idomeneo, Rè di Creta. Les éclairages
jaune or, les panneaux teintés de rouges, les costumes noirs, les
sols, sombres, symbolisent tout à tour les moments heureux par opposition
aux heures de vengeance sanguinaires, ou les doutes du sacrifice mortel
imposé par la promesse qu'Idoménée fit à Neptune.
Si la signification d'un étonnant ballet de "ballonnets-têtards"
reste mystérieuse, l'arrivée du monstre marin déferlant
comme une immense marée noire sur un sol de sable jaune est saisissante
de réalisme. La direction d'acteurs d'Ursel et de Karl-Ernst Herrmann
fait merveille. L'absence quasi totale d'accessoires et la nudité
du dispositif scénique (un grand plateau incliné derrière
un "promenoir" entourant la fosse d'orchestre) est la porte ouverte à
un certain ennui visuel, mais dans cette immensité, chacun bouge,
part, revient, s'éloigne dans un incessant ballet. On marche, on
court, on s'arrête, on recule, tout semble d'un naturel déconcertant
et pourtant tout est réglé au millimètre.
Jacques SCHMITT