Le naufrage d'Idoménée
aura eu lieu
Dans l'entretien qu'il m'accordait
dans un studio de répétition de l'Opéra Bastille voici
deux semaines, Ivan Fischer déclarait, alors que je lui demandais
comment était venu ce projet de mettre en scène lui-même
Idomeneo, que c'était "quelque chose qu'[il] devait faire, comme
si c'était la seule façon dont [il] pouvait en donner une
bonne interprétation" (sic). Évidemment, tout dépend
de ce que l'on appelle une bonne interprétation.
Évidemment.
On peut, bien sûr, considérer
qu'une bonne interprétation, c'est de bien mettre en images
ce qu'a écrit le librettiste en respectant scrupuleusement les didascalies,
en essayant de refaire les décors et costumes de la création,
en s'appliquant minutieusement à interpréter, au pied de
la lettre, la pièce.
On peut également penser qu'une
bonne interprétation, cela serait de s'interroger sur le sens de
la pièce, sur son impact premier, mais aussi sur l'impact qu'elle
peut encore avoir sur le public actuel, des résonances qu'elle provoque
chez nous, et de chercher le moyen le plus direct de la faire parler à
notre sensibilité.
Apparemment, ce n'est pas le point
de vue d'Ivan Fischer. Et à la sortie de ce nouvel Idoménée,
roi de Crétinie - euh, pardon, je veux dire, Idoménée,
roi de Crète -, on se demande ce qu'il peut bien appeler une
bonne interprétation. Car force est de constater que le spectacle
vu ce soir, atterrant de bout en bout, ne correspond ni à l'une
ni à l'autre des définitions proposées ci-dessus de
la locution une bonne interprétation.
Ce que l'on a vu ce soir, je ne sais
même pas s'il serait décent de le décrire : soit cela
va vous dégoûter à vie d'Idomeneo, soit cela
va vous faire mourir de rire.
Le rideau s'ouvre sur un décor
de carton-pâte effrayant de laideur (une grotte aménagée
dans une paroi rocheuse qui abrite un palais troglodytique, avec un filet
à prisonnier façon cage de foot vue de derrière),
dans lequel la pauvre Ilia, fagotée comme jamais une princesse troyenne
ne se le serait permis de peur de se faire rosser par les dieux, tente
vaguement de chanter son Padre, germani, addio en se demandant quand
est-ce déjà qu'elle a le droit de lâcher les mailles
du filet (elle se trouve devant la cage de foot, elle n'est pas enfermée
dedans) et de bouger un petit peu. Le plus formidable, ce n'est point tant
la gestuelle éprouvée que le remarquable procédé
quasi-cinématographique qui nous permet de parfaitement suivre ce
que raconte la demoiselle, dont chaque évocation d'un personnage
déclenche une apparition - en gros, comprenez que quand elle parle
d'Idamante, celui-ci apparaît (de profil s'il vous plaît) à
la terrasse juste au-dessus de sa tête, bien éclairé
par une poursuite blanche, et pareil pour Elettra la minute d'après.
Tout cela est parfaitement indigeste et fleure bon l'opéra d'arrière-arrière-grand-papa.
Mais ce n'est que le commencement ! Le reste de la soirée voit défiler,
dans le désordre, costumes kitsch et décors toc (le meilleur
c'est tout de même quand les deux se mélangent avec l'apparition
d'Elettra dans une robe bariolée sur fond de vrais-faux tapis persans
: attention aux yeux !), effets d'un autre âge (le bateau branlant
censé faire comprendre que la tempête n'est pas loin au II
fait plutôt craindre que les régisseurs de scène n'aient
oublié de fixer une partie du décor) et figuration d'un mauvais
goût redoutable (mais qu'est-ce que ce Cupidon peinturluré
d'or et un petit Mozart gigoteur viennent faire dans les réjouissances
finales ?!), ballets d'un ridicule achevé et bestiaire marin (un
dauphin, un hippocampe et un poisson globe débiles, flanqués
d'un abat-jour défraîchi censé être... une méduse)
d'une laideur éprouvante, scénographie à la mets-toi-au-milieu-et-braille
(le sommet est atteint incontestablement dans Fuor del Mar) et gestuelle
éprouvée (je vous recommande à ce propos le premier
air d'Idamante), le tout dans des éclairages d'une laideur et d'un
prosaïsme que le remarquable travail d'un Kalman, par exemple, nous
avait appris à oublier (un chanteur, une poursuite, e basta).
À lire les propos de Fischer
tant dans Forum Opéra que dans le programme de l'ONP, on se dit
pourtant qu'il était parti plein de bonnes intentions... Seulement,
voilà, une mise en scène d'opéra, cela ne se fait
pas avec des intentions. Cela se fait avec une vision, des idées,
des convictions. Avec, aussi - et même surtout - un certain don pour
la direction d'acteurs. Voire même, dans certains cas, avec du génie.
Ici, la seule vision de Fischer, apparemment, se borne à des figurines
de plâtre se faisant face et chantant les bras en croix. Alors, la
direction d'acteurs, vous pensez !
Ce naufrage scénique pourrait
peut-être encore passer (très difficilement, certes) si seulement
la réalisation musicale était de qualité.
Et c'est bien là que le bât
blesse : hors de mer - comme dirait Idoménée - , point de
répit. Car Ivan Fischer, non seulement fait n'importe quoi sur scène,
mais, en plus, étend également ce n'importe quoi à
la fosse. Soyons clairs et directs : dès l'ouverture, exsangue et
é-nervée (au sens étymologique du terme: privée
de nerf), cet Idomeneo sent le réchauffé. Tempi mal
agencés, transitions inorganiques, et surtout, fadeur uniforme.
Où sont donc passés le souffle épique, la respiration
théâtrale ? Où sont le drame, la tension, la fureur
d'Idomeneo ? Où sont l'angoisse d'Ilia, le désespoir
et la révolte d'Idoménée, la hargne dévastatrice
d'Elettra, et surtout la douce sollicitude, les transports, l'éperdition
et la tendresse sans cesse repoussée d'Idamante ? Pas dans la baguette
de Fischer, en tout cas. Bien au contraire, même - l'orchestre, sous
sa houlette, joue tout droit (et mal équilibré... ah, que
ces trompettes sont irritantes à venir sans cesse percer le tissu
orchestral de la sinfonia de leurs ponctuations harmoniques dominante-tonique
!), sans que l'on perçoive une quelconque empathie du chef avec
les solistes vocaux. Et l'on remarque, dès le premier tutti, des
décalages indignes d'un chef du niveau de Fischer... à croire
que, perdu entre scène et fosse, obnubilé par son caprice
à vouloir jouer les metteurs en scène (ce qu'il n'est pas,
et ne sera sans doute jamais), le chef en a bâclé son travail
avec l'orchestre (ainsi que celui sur les récitatifs, rarement impeccables
du point de vue de l'intonation).
Alors, que reste-t'il à sauver
? Bien peu de choses, hélas. Et certainement pas Marius Brenciu,
naufragé vocal d'un Fuor del Mar hors de portée technique
; le pauvre ténor roumain, d'un naturel scénique visiblement
déjà empoté et guère aidé par l'absence
de direction d'acteurs, tente tant bien que mal d'au moins soigner le chant...
Peine perdue, tant ses moyens sont éloignés des qualités
requises par le rôle-titre. Au final : un Idoménée
inexistant, désincarné, et surtout complètement désimpliqué
- tout ce que l'on voit, c'est une espèce de vieux singe (les maquilleurs
et perruquiers ont visiblement bien noté qu'Idoménée
est selon Homère "le plus laid des rois grecs") planté
à un mètre du bord de scène et fixant les écrans
de contrôle.
Mary Mills ne convainc guère
plus : Ilia insignifiante et inexpressive, pas à un seul instant
elle ne parvient à provoquer l'empathie, et ce n'est certainement
pas son Padre, germani, addio laborieusement imprécis d'intonation
qui va toucher l'auditeur, en dépit de moyens impressionnants et
de réels efforts de nuances (certes, c'est une bien jolie idée
de chanter "E un Greco adorerò ?" pianissimo, encore faut-il
pouvoir le chanter juste).
En Christine Goerke, en revanche, Elettra
touche une bonne pioche. Certes, le timbre n'est pas exempt de duretés
dans l'aigu, et l'intonation, là aussi, pose parfois quelques problèmes,
notamment dans les récitatifs (comme à tout le reste de la
distribution, Graham y compris). Mais quel tempérament ! N'étaient
des gadgets scéniques (un manteau lumineux - dont elle semblait
avoir encore quelques difficultés à maîtriser le déclencheur
à la première - , des éclairs - mal synchronisés
-, et surtout des ombres chinoises qui ont plus fait rire que trembler
le public dans D'Oreste, d'Aiace !) venus parasiter la concentration,
ses airs auraient été franchement saisissants, notamment
un D'Oreste, d'Aiace qui démarre très bien (avec Elettra
seule en scène au milieu d'un plateau totalement noir, après
deux heures et demie de kitscheries non-stop ça fait du bien) et
où elle parvient, enfin, à insuffler un semblant de théâtre
et de drame à ce spectacle noyé sous des tonnes de clichés
poussiéreux. Et on la plaint d'avoir à chanter cet air de
suicide sous l'hospice de furies (???) ondulant en ombres chinoises d'un
ridicule achevé. (Et j'aimerais bien, par ailleurs, que l'on m'explique
pourquoi diable Electre, une princesse grecque, de sang royal, exilée,
porte la même armure et le même ravissant casque ailé
- hojotoho! - que les gardes crétois?)
Mais ce qui rend le naufrage de cet
Idomeneo
plus amer encore, c'est la présence de Susan Graham en Idamante
(que diable vient-elle faire dans cette galère ?).
Car Susan Graham est, bel et bien,
cet Idamante rêvé que l'on avait espéré dès
l'annonce de sa distribution dans ce rôle. Voix de velours, visage
d'ange et silhouette de prince (et quel prince !), la belle Texane n'en
finit pas d'émouvoir dans ce rôle qui semble taillé
sur mesure pour son tempérament scénique, pour ce timbre
aussi, ce timbre crémeux et chaleureux, aux couleurs de miel, superbement
homogène sur (presque) toute l'étendue d'une tessiture de
mezzo un brin sopranisant. Le disque (son récent récital
mozartien, Il Tenero Momento, chez Erato) nous le laissait deviner dans
un Non ho colpa touchant et inspiré - la scène nous
le dévoile, juvénile, fringant, frémissant, bouleversant
de simplicité et de désarroi : cet Idamante, c'est le prince
moderne et vertueux, qui veut s'illustrer en faisant "le bonheur des vaincus",
c'est l'amant déboussolé, épris d'une captive qui
ne cesse de protester de l'impossibilité morale de leur amour. Mais
c'est aussi ce fils blessé, qui voit, incrédule, son père
le repousser sans explication, ce père qu'il attendait depuis dix
ans. Chacune de ses interventions, tout entière à la musique,
si belle, si émotionnelle, de Mozart, nous apporte enfin tout ce
dont cet Idomeneo est si cruellement privé - l'émotion, la
sensibilité, le théâtre aussi, et la finesse. La finesse
d'une incarnation criante de vérité et de justesse d'un adolescent
perdu dans l'incompréhension de ce qui se passe autour de lui, désespéré,
aussi, de se voir interdire la moindre manifestation d'amour, que cela
soit envers sa bien-aimée ou envers son père. Parvenant à
aller au-delà d'une direction musicale morne et surtout d'une gestuelle
poussiéreuse ("Non ho colpa, e mi condamni, Idolo mio [on
tend les mains vers Ilia], perché d'adoro [mains sur le coeur]...
Colpa
è vostra, o Dei tiranni [on agite le poing vers le plafond]
e
di pena afflitto io moro [à nouveau les mains sur le coeur],
io
moro, d'un error, che mio non è" [là, on se prend carrément
la tête entre les mains]), Susan Graham déploie, comme à
son habitude, des trésors d'imagination et de sensibilité,
modulant sa voix en une multitude d'inflexions et de nuances (ah, ce piano
si doux et soyeux sous "e non chiedo altra mercè", ou encore
cet autre piano, dans Il padre adorato ritrovo sous un "e lo
perdo" plus déstabilisé que nature) pour traduire les
mille et une émotions - et les mille et une angoisses- qui
étreignent Idamante, mais surtout pour, enfin, laisser se frayer
un chemin à ce qui caractérise tant cet opéra : la
tendresse. Cette tendresse qui pas à un seul instant n'affleure
dans la direction de Fischer. Cette tendresse qui émane constamment
de la mezzo, dans les moindres de ses gestes, de ses attitudes, que l'on
peut lire dans ses yeux et entendre de ses lèvres, et qui vient
récompenser le courageux mélomane, enfin soulagé de
pouvoir fermer les yeux et oublier tout le kitsch d'une soirée pour
se délecter d'une voix et d'une incarnation magistrales.
Reste à savoir si cette récompense
suffira à effacer le calvaire d'un naufrage par ailleurs total ;
c'est une question qui, certes, dépend de chacun. Pour ma part,
je me contenterai de citer Idamante : "Ne' tuoi lumi il leggo, è
vero - ma me'l dica il labbro almeno, e non chiedo altra mercè"...
Mathilde Bouhon