Il est des opéras qui se prêtent
volontiers à des transpositions dans le temps, notamment les opéras
ayant un arrière-fond historique ou politique. C'est le cas de certains
ouvrages de Verdi, mais aussi de nombreux opéras russes, tel ce
Prince Igor évoquant l'opposition entre russes et polovstiens, avec
invasions, prisonniers, amour entre deux jeunes gens des camps opposés,
traîtrises etc.
Alfred Kirchner, le metteur en scène
de cette nouvelle production (à qui l'on doit un magnifique Peter
Grimes ici même il y a quelques années), a saisi l'occasion.
Sa conception appelle chez moi les
mêmes remarques qu'à propos de sa Khovanchtchina à
l'Opéra de Vienne, un mélange de louanges et de réserves.
On trouve en effet une même force dans les idées et certaines
images, mais aussi une même bizarrerie à d'autres moments...
On trouve aussi une même connotation temporelle contemporaine
qui montre une Russie miséreuse et sur la déclin (extraordinaire
tableau à la cour de Galitski au 2° acte), opposé à
une société polovstienne brillante, moderne (avec l'idée
géniale de faire danser les fameuses Danses Polovstiennes par des
danseurs de hip-hop, hélas accompagnés de body builders et
gymnaste plus incongrus et douteux...) mais aussi raffinée (superbe
scène entre femmes au début de l'acte I).
L'échec du Prince Igor est particulèrement
bien mis en valeur dans cette esthétique : le peuple russe, faisant
la queue devant on ne sait quel magasin, acclame sans passion son Prince
dans le Prologue, puis, fait prisonnier par Kontchak, Igor apparaît
avec des béquilles, défait, humilié, même son
retour au dernier acte sera sans espoir, il se statufie littéralement,
drapeau à la main, sur un socle, tel un soldat de plomb, il n'est
plus qu'un symbole, un souvenir. Très forte image.
Bref, Kirchner ne fait pas ici dans
le décorum, il refuse le "joli" comme il dit dans le programme (car
on transforme alors "ces actes d'une violence extrême en contes de
Noël"), il choisit des décors sombres, obscurs, austères,
de même pour les costumes. Du fait de la direction d'acteurs, excellente,
il construit des êtres attachants ou franchement repoussants.
Ainsi, d'un opéra qu'on associe
souvent à une fresque colorée et exotique, Kirchner en fait
un tableau sombre et pessimiste, un opéra de la défaite et
de la déchéance.
De fait, le manque d'action que l'on
reproche parfois à cet opéra, n'est ici pas du tout un handicap.
Cela est aussi dû à une alternance entre actes polovtsiens
et actes russes, conformément aux premières volontés
de Borodine (à noter également, la réinsertion des
passages écartés par Rimsky-Korsakov lors de son travail,
avec Glazounov, d'achévement et d'orchestration de l'oeuvre), ainsi
qu'à une très bonne direction d'orchestre de Christian Arming.
Beaucoup de finesse (magnifique 2° acte entre les jeunes polovstiennes
et Kontchakovna) mais aussi d'intensité dans cette direction, à
laquelle on pourra par contre reprocher d'assez fréquents décalages
fosse-scène. L'orchestre Philharmonique de Strasbourg était
de plus en petite forme.
Vocalement, c'est la fête. La
distribution réunie par l'Opéra du Rhin est une fois de plus
remarquable.
Eduard Tumagian campe un Prince Igor
d'une belle stature, il est vraiment bouleversant lors de son grand air,
lorsqu'il est prisonnier, et pathétique lors de son retour. Une
très belle prise de rôle.
Elena Evseeva en Iaroslavna est en
tous points superbe. Vocalement, elle m'a fait penser à Gorchakova,
et use avec goût d'une voix riche, corsée, à l'aigu
lumineux. Dramatiquement, elle est particulièrement convaincante
en femme blessée, inquiète mais aussi autoritaire. Son grand
air du dernier acte fut absolument magnifique.
Magnifique également le Vladimir
Igorevitch du jeune ténor Andreï Dounaev. Lui aussi a tout
: une voix superbe, un aigu vaillant et riche, une belle prestance scénique.
Il sera Liensky dans Eugène Oniéguine lors de la prochaine
saison ici même, nous l'attendons avec imapatience !
Côté basses, superbes
voix et prestations de Konstantin Gorny (Vladimir Iaroslavitch), parfait
en frère dépravé de Iaroslavna, et de Feodor Kuznetsov
en Kontchak, faisant parfaitement ressortir le côté "grand
seigneur" qui masque un calculateur ambitieux et abject.
Elena Rabiner, Kontchakovna, belle
voix de contralto, mais visiblement en méforme, avait du mal à
soutenir la tessiture du rôle.
Les seconds rôles étaient
excellents, du Ovlour de Julius Best, au duo comique parfait de René
Schirrer (Skoula) et Ivan Matiakh (Ierochka), notamment ce dernier, absolument
remarquable.
Les nombreux choeurs (Choeurs de l'Opéra
du Rhin ainsi que le choeur Orpheus de Sofia), dirigés par Michel
Capperon, étaient superbes.
J'ai parlé des danseurs hip-hop,
des body builders et de la gymnaste. La chorégraphie hip hop était
réussie (et les danseurs étonnants) mais elle aurait gagné
à être encore mieux exécutée. On n'atteignait
en effet pas le niveau des danseurs hip hop que l'on a pu voir récemment
sur Arte lors de deux émissions (le dimanche soir) consacrées
au festival Suresnes-Cités-Danses. Néanmoins, ces danses
polovstiennes resteront dans les mémoires !
Pierre-Emmanuel Lephay